Sur la presque-île de Creach Gueno, face aux embruns du large, non loin de la pointe du château et de son gouffre, se dresse un des temples les plus pittoresques de France. Un temple, mais aussi un Béthel comme on appelait autrefois les lieux de cultes pour marins protestants, ou tout aussi bien un phare évangélique, un des premiers noms donnés à l’édifice lors de son inauguration en 1902.
Ce petit temple évoque pour moi des souvenirs d’enfance, l’odeur des bancs de bois ciré, le bruit du vent dans les grands pins qui bordaient la cour, les versets de la Bible Le Coat sur les murs, et le chant des cantiques en langue bretonne. La chapelle de Plougrescant a été un des derniers lieux de culte protestants on l’on a chanté et prêché en bas-breton. Il est vrai que son plus célèbre pasteur, Yves Omnès (1879-1952), était un militant de la culture et de la langue celtiques. Je garde de lui un image fugitive quand il avait accueilli mes parents au volant de sa voiture d’un autre âge. J’ai un peu plus connu son fils Abel (1904-1991), le pionnier de l’enseignement du breton dans l’enseignement public. Il reste de tout cela le verset inscrit sur la croix : Doue a zo Karantez (Dieu est Amour, 1 Jean 4:8).
De façon un peu paradoxale, ce temple si breton trouve son origine dans une initiative internationale partie du Havre, mêlant direction suisse (Hélène Biolley), capitaux britanniques (Mary Eleanore Bonnycastle) et encadrement spirituel fourni par les évangélistes de la Mission baptiste de Trémel. Et de façon tout aussi étonnante, ce lieu de culte imaginé sur une presqu’île au milieu de nulle part si l’on se réfère à sa population protestante, est toujours ouvert un bon siècle plus tard, même si c’est seulement pour la saison d’été.
Revenons à l’historique. Au tout début du siècle dernier, la Mission aux Bretons du Havre, co-dirigée par Hélène Biolley et François Le Quéré, avait obtenu des beaux succès dans les quartiers ouvriers du Havre où des milliers de Costarmoricains s’étaient établis pour fuir la pauvreté, la stérilité de leurs terres et la rapacité de leurs propriétaires. L’évangéliste François Le Quéré, père de Guillaume, et son associée vaudoise y avaient réuni des centaines d’auditeurs dans les années 1890 et gagné un certain nombre à la foi protestante.
On ne sait qui eut l’idée de construire un temple à Plougrescant. Une tradition orale relate que c’était une demande de marins havrais originaires de la région qui désiraient un lieu de culte protestant une fois retournés au pays. Une autre tradition rapporte que des résidentes britanniques établies en Basse-Seine étaient prêtes à financer une chapelle qui puisse les accueillir quand elles se seraient établies sur le pittoresque littoral trégorrois. On sait aussi que des colporteurs évangéliques de la Mission aux Bretons, comme François Manach, avaient effectué des tournées exploratoires sur cette côte et en avaient rapporté des rapports positifs, qui servirent d’ailleurs également à piloter l’installation de Charles Terrell à Paimpol. Toutes ces versions ne sont pas forcément contradictoires.
Ce qui est sûr, c’est que le financement était trouvé en 1901. L’évangéliste François Le Quéré, qui envisageait un prochain retour en Bretagne auprès de ses enfants, fut chargé de mettre en œuvre la construction. Comme on était encore sous le régime concordataire, il fallait obtenir l’autorisation de l’administration, qui, comme de juste, refusa sous la pression du maire de la commune1. Mais on était sous le gouvernement Waldeck-Rousseau, et la mesure ne fut pas appliquée. La loi de séparation des Églises et de l’État mit définitivement fin à l’opposition administrative. Mais l’hostilité de la municipalité et d’une partie de la commune resta très vive. Les protestants locaux étaient boycottés, le pasteur devait aller chercher son pain et son lait jusqu’à la ville de Tréguier.
Une apogée de l’oeuvre vers 1925
L’inauguration eut lieu le dimanche 15 juin 1902. L’oeuvre naissante fut confiée successivement à divers évangélistes, dont François Le Quéré, le Suisse Chapallaz et la Biblewoman Joséphine Lancien. Petit à petit, le temple trouvait sa place dans la région. « L’Évangile fait des progrès à Plougrescant » pouvait dire en 1905 le jeune colporteur Guillaume Le Quéré2. Comme sur toute la côte nord, les auditeurs les plus réceptifs étaient les hommes qui avaient déjà été au contact de la foi évangélique lors de leurs séjours à Jersey comme travailleurs saisonniers pour la saison des pommes de terre primeurs. La mission de Trémel avait établi dans l’île une annexe très dynamique et entretenait sur place chaque printemps un évangéliste. Un de ces évangélistes, Guillaume Le Buanec, se fixa à Plougrescant de 1906 à 1919, permettant une première vie d’Église. Son statut ecclésial était assez flou, comme tout ce qui dépendait de la Mission aux Bretons du Havre, œuvre indépendante de tendance baptiste, qui collaborait tout aussi bien avec les Quakers de Paimpol qu’avec les missions méthodistes qui s’implantaient alors dans la région. Il semble bien que Mary Eleanore Bonnycastle, grande amie d’Hélène Biolley, ait joué un rôle de direction locale, en raison, notamment, du poids de son soutien financier. C’est ce qui apparaît, in fine, en 1920, quand Plougrescant est pris officiellement en charge par la Baptist Missionary Society et rattaché à l’oeuvre de Morlaix3.
La mission baptiste y place alors un évangéliste talentueux, qui avait déjà été responsable de l’annexe-école de Pont-Menou, Yves Omnès.
Les années 1920 marquent l’apogée du temple de Plougrescant. Yves Omnès a ouvert des cours professionnels pour les adolescents. Selon son rapport de 1925, 25 à 30 auditeurs assistent au culte dominical et les réunions du soir attirent jusqu’à 100 personnes. 15 membres figurent sur le registre des paroissiens, dont 14 sont nés dans la commune.
Comme ailleurs en Trégor, cette dynamique protestante s’enraye aux environs de la seconde guerre mondiale du fait de la concurrence de l’idéologie communiste. Mais le noyau de fidèles justifie que le temple soit toujours desservi, soit par le pasteur de Trémel, soit par celui de Paimpol. Aujourd’hui, la chapelle de Plougrescant est ouverte l’été au culte. Elle est entretenue par une association, celle des Amis du temple de Plougrescant, animée par un camarade d’enfance, Jean-Pierre Le Guillou.
1Archives départementales des Côtes-d’Armor, V 3771, Correspondance de juin 1902.
2Le Trémélois, 1905, N° 4, p. 4.
3« At Plougrescant […] a little chapel has been presented to the Mission by Miss Bonnycastle » (Rapport de la Baptist Missionary Society, 1921, p. 49.