La Fraternité de Nantes en 1921

L’Évangile pour les ouvriers.

La Fraternité de Nantes, douze ans après…

     Le grand port de la Loire a abrité une des œuvres les plus impressionnantes du Christanisme social dans notre pays. Nous avons déjà publié sur ce site un texte de son fondateur, le pasteur Emmanuel Chastand (1884-1974). Il présentait les premiers pas de l’œuvre de la Fraternité, située rue Amiral Duchaffault. Emmanuel Chastand a repris la plume en 1921, dans les pages de la revue L’Action Missionnaire en France, pour faire le point, au bout de douze années. L’œuvre est déjà à son apogée. Son directeur sera plus tard appelé à présider l’ensemble de la Mission Populaire Évangélique de France.

    Le texte, assez long, revêt un grand intérêt. On y lit d’abord la pensée théologique d’Emmanuel Chastand, chrétien social. Mais à la différence de son collègue E. Gounelle et de plusieurs de ses successeurs, le pasteur Chastand est d’abord un évangéliste. Comme l’écrit Jean-Paul Morley, il veut simplement « changer les conditions sociales des individus pour sauver leur âme »[1]. Dans la suite de ce texte, Emmanuel Chastand présente les multiples activités développées par la Fraternité et livre de nombreuses anecdotes ainsi que de précieuses informations, sur la période la première guerre mondiale, par exemple. Il rend hommage dès les premières lignes aux bienfaiteurs américains qui ont rendu possible le développement de son action et évoque brièvement en conclusion les incompréhensions qui ont longtemps séparé la paroisse réformée de la place de Gigant, volontiers conservatrice, à l’œuvre de la Fraternité, considérée comme dangereusement « révolutionnaire »[2].

 Jean-Yves Carluer  

    « En 1907, existait depuis 5 ans déjà, dans un quartier ouvrier de Nantes, une « salle » d’évangélisation. La Bonne Nouvelle y avait été annoncée par deux évangélistes de tempéraments bien différents mais incontestablement doués de zèle et de talent. Et pourtant, malgré leurs efforts, ils avaient vu leurs auditoires s’éclaircir au point que l’on se demandait si ce champ de travail ne devait pas être abandonné.

    Il existe, quelque part en Amérique, pas très loin de New-York, une petite ville où un groupe de chrétiens soutenaient depuis longtemps déjà l’œuvre de Nantes de leurs prières et de leurs dons. J’ai vu ces amis il y a un an et demi ; plusieurs connaissent la France et l’aiment passionnément. J’ai été ému en voyant de quel amour intelligent et fidèle ces gens sont possédés pour l’évangélisation de notre pays. Aussi ai-je compris l’acte de foi qu’ils accomplirent quand — au moment où se posait la question de savoir si l’œuvre de Nantes serait continuée— ils câblèrent cette prière : « Laisse -là encore une année ![3] » .

    Leur foi a été récompensée, l’œuvre de Nantes est maintenant dans la vigueur de son adolescence et avec l’aide de Dieu elle continuera à être, parmi une population travaillée et chargée un asile pour les âmes, un atelier pour forger des consciences, une manifestation de la puissance de l’Évangile.

Comment apporter l’Évangile aux ouvriers ?

    Quand j’arrivai à Nantes, je trouvai dans une petite salle une dizaine d’amis. Plusieurs d’entre eux avaient une piété profonde et souffraient de voir les réunions si peu suivies. Ils s’engagèrent à me seconder et je les constituai en état-major. Je leur dois cet hommage que leurs prières et leur zèle furent pour moi d’un précieux concours. Un instituteur et quelques ouvriers amenés à l’Évangile par mes prédécesseurs furent parmi les artisans de notre Fraternité actuelle.

    Moins d’un mois après la réouverture de la salle, celle-ci avait peine à contenir les auditoires d’adultes et d’enfants. Mais ce succès, dû pour une part à l’attrait provoqué par un orateur nouveau, ne me faisait pas illusion. Comment retenir tous ces gens, quand des évangélistes expérimentés n’y étaient point parvenus ?

    Et déjà s’imposa à moi la pensée que seule une Fraternité assurerait l’avenir. L’œuvre s’appelait « la Salle » ! Elle devait devenir « la Maison », « le Foyer ». J’étais « l’orateur », je devais être « l’ami ».

    Aussi, en attendant l’ouverture de la Fraternité, j’apportai tous mes efforts à les faire s’aimer entre eux et à les convaincre que je les aimais. Personne n’est insensible à l’affection. L’amour est la grande force. Pour moi, je me souviendrai toujours de ce que me dit un buveur aujourd’hui relevé : comme je le suppliais une fois de plus de renoncer à son péché, il se décida si subitement que j’en fus moi-même surpris. Plus tard, il me dit : « quand j’ai vu des larmes dans vos yeux, je n’ai plus pu résister. » .

    Créer une famille animée de l’affection chrétienne ; je suis persuadé que c’est à cet effort que sont dus nos premiers encouragements. Des soirées et des fêtes de famille animées de l’esprit chrétien, ont fait parfois autant que des prédications. C’est par elles que nous avons gagné, par exemple, un père de famille, anarchiste violent. Cet homme refusait d’ouvrir la porte à sa femme, quand elle revenait de nos réunions. Il avait promis de me casser la figure si je mettais les pieds chez lui.

   – Vous savez, je n’aime pas les curés, moi !, me dit-il en me voyant entrer.

   – Alors nous nous entendrons bien ! » lui répondis-je en riant. Quand je le quittai, il m’avait promis d’assister à notre prochaine fête de famille. Là, il fut touché par l’atmosphère de simplicité et de fraternité chrétienne. Quelques jours après, il venait m’appeler pour prier auprès de sa fillette malade.

La Fraternité comme oasis…

    Nos premières expériences nous convainquirent qu’il était indispensable, étant donné la mentalité bretonne, de créer un milieu favorable à l’éclosion et au développement de la foi évangélique. Trop souvent, en effet, on évangélise sans règles intelligentes. On parle, à brûle pourpoint, de la conversion à un peuple qui ignore la notion du péché. Il faut donc « rééduquer » les âmes et ouvrir des sanatoria pour les nouvelles nées.

    Quand Simon entendit l’appel de Jésus: « Toi, suis-moi ! », il n’était pas du même coup devenu une créature nouvelle. Il le devint plus tard, beaucoup plus tard. Mais il avait suivi Jésus parce que Jésus lui plaisait. Attirons donc les âmes à l’Évangile et à la vie chrétienne par leurs attraits extérieurs. Attirons-les dans un milieu aimable, souriant et vivant. Rassemblons-les, non pas seulement pour accabler du poids de leurs péchés des travailleurs déjà chargés du . faix du jour, mais aussi pour les distraire dans les choses bonnes et honnêtes dignes d’occuper leurs pensées. Ils oublieront un moment leurs soucis, leur fatigue ; la Fraternité deviendra alors, dans leur vie aride et monotone, l’oasis rafraîchissante, et un jour viendra où ils ne pourront plus se contenter de la douceur des ombrages, ils voudront goûter à l’Eau qui les a créés : Celle qui jaillit en vie éternelle.

    Je ne puis mieux faire que de citer ici cette parole d’un vieil ouvrier célibataire heureux d’avoir rencontré une famille à la Fraternité : « Je suis content comme un chien qui a trouvé sa niche ».

    Cinq mois après la reprise de notre activité nous inaugurions la Fraternité. Ouverte dans ce même quartier où, un an auparavant on pensait à cesser l’effort de l’évangélisation, cette œuvre, par les encouragements qu’elle a donnés, témoigne indiscutablement de l’importance d’une bonne installation matérielle. Le plus habile des ouvriers ne peut produire sans outil ! Que d’évangélistes ont gémi sur les conditions défavorables qui paralysaient leur zèle !

Un développement rapide

    L’œuvre de Nantes a été particulièrement favorisée. Aujourd’hui, après des agrandissements successifs, elle se compose de quatre bâtiments entourant une grande cour. Donnant sur la rue, la maison principale avec son hall où les passants peuvent lire les dernières nouvelles, des informations sportives, morales, anti-alcooliques, religieuses. A côté, le Cercle ouvrier qui est tout à la fois un café de tempérance, une salle de lecture et de jeux. Au premier étage, les logements du secrétaire général de la Fraternité et de la garde-malade visiteuse.

    S’ouvrant aussi sur la rue, la grande salle de conférences qui peut contenir 600 auditeurs.

Fête de la jeunesse Fraternité de Nantes

Une « fête de la jeunesse » dans la cour de la Fraternité de Nantes (vers 1920)

    Au fond de la cour, le Foyer de l’âme, puis le bâtiment de la jeunesse comprenant au rez-de-chaussée : un gymnase, une imprimerie, une École de garde ; au premier : le secrétariat, les locaux d’Unions chrétiennes de jeunes gens et jeunes filles et des éclaireurs. A droite dans la cour : le dispensaire et l’Office social. Le jour de l’inauguration une vraie foule envahit la Fraternité. Notre nouvelle salle de 8 m sur 8 m. — deux fois grande comme celle que nous venions de quitter — se trouvait insuffisante. Il y avait, parmi les nouveaux venus, un grand nombre de pauvres que les libéralités des paroisses inquiètes réussirent à soustraire à l’influence de l’Évangile. Mais l’élément qui paraissait devoir nous rester se composait de familles d’ouvriers gagnant honorablement leur vie| et que seul l’attrait moral de notre Foyer avait conquis.

    Nous eûmes dans les débuts à subir les contre-attaques des cabaretiers. Ils enivraient de tristes individus, à charge pour ceux-ci de venir troubler nos réunions. Autant que possible nous évitâmes de recourir aux agents de police et l’ordre fut maintenu par nos amis eux-mêmes : tout perturbateur était empoigné, ficelé et enfermé pour toute la durée de la réunion dans la cave à charbon. Nous eûmes finalement la victoire quand nous fûmes devenus amis de la voyoucratie voisine. Ces hautes relations m’ont été d’ailleurs avantageuses. Une fois, à minuit, dans un quartier mal famé où mon travail m’avait appelé, je fus entouré par un groupe peu rassurant ; mais je fus reconnu, j’entendis prononcer mon nom à voix basse et on s’écarta pour me laisser passer. Une autre fois, au cours d’une émeute, je franchis, sans m’en douter, la limite entre royalistes et républicains — parmi ces derniers, je dois l’avouer, il y avait pas mal de gens douteux — ; un poing s’abattait sur moi, quand une voix cria :  » « Touche pas ! C’est un camarade ! »

Des activités qui se multiplient

    Avec mon fidèle collaborateur M. Garnier, qui fit ses premières armes à l’Armée du Salut, nous organisions successivement des sections de Croix-Bleue, d’Espoir, de Tempérance, une Société d’Etudes sociales, un Cercle ouvrier, une Société de gymnastique, une Troupe d’éclaireurs, une École de garde, un atelier pour les mères de famille, un Office social, un Groupe d’études religieuses, etc.

    Ces différentes activités forment comme autant d’étapes à franchir suivant que l’élément religieux y tient moins ou plus de place apparente. Tel ouvrier refuserait de venir d’emblée à une réunion religieuse, qui assistera volontiers au Cercle d’Etudes Sociales; peu à peu il gravira les degrés dans l’échelle de nos activités jusqu’au Foyer de l’âme. De même, les enfants nous viennent soit par l’École de garde soit par le dispensaire ; ils ne tardent pas à suivre les écoles du jeudi et du dimanche, puis, plus tard, à s’inscrire dans nos Unions chrétiennes.

    En 1911, une troisième salle — de 8 m. x 16 m. — était édifiée et en 1914, pour abriter notre famille grandissante, s’élevait la quatrième salle de conférences de 10 m. sur 30.

    Nous nous souvenons avec une joyeuse émotion, M. Beigbeder, M. Guex et moi-même, de cette soirée inaugurale où près de 600 personnes approuvaient de leur sympathie notre ferme propos de poursuivre avec persévérance l’œuvre commencée dans ce quartier ouvrier. La construction de cette grande salle a été un acte de foi, mais celui-ci a été récompensé : nous sommes souvent obligés de limiter notre publicité pour pouvoir garantir des places à chacun.

    Un dispensaire dont s’occupe une garde-malade-évangéliste rend les plus grands services. Tous les soirs, au cri de : « A l’huile ! », une bande d’enfants vient s’aligner pour avaler une cuillerée d’huile de foie de morue ou de sirop. Il était arrivé à plusieurs reprises que des petites-sœurs des pauvres avaient refusé leur aide à des malades rattachés à la Fraternité : ceux-ci avaient à choisir entre leurs soins matériels et nos soins spirituels. Maintenant nos amis peuvent être tranquilles, la Fraternité leur procure ce dont ils ont besoin pour le corps et pour l’âme.

    Une colonie de vacances située au bord de l’océan dans un bel hôtel, cadeau de nos amis américains, a reçu pendant un mois et demi 76 enfants[4]. L’an prochain nous espérons que 100 de nos petits pourront bénéficier de ce séjour bienfaisant.

    Nos visiteurs sont frappés surtout par la nombreuse et vivante jeunesse de notre Foyer.

    Tous les soirs, l’École de Garde se remplit : travail et distractions occupent les enfants jusqu’à l’heure où leurs parents sortent de l’usine.

Ecole de garde Fraternité de Nantes

Le diner des enfants, après « l’école de garde », dans la cour de la Fraternité de Nantes. La scène se passe durant la Première Guerre mondiale, vers 1916.

   L’École du Jeudi groupe aussi beaucoup de garçons et de fillettes. L’École du Dimanche, que nous appelons réunion de Jeunesse, rassemble des élèves de 4 à 19 ans ! 18 groupes ont été constitués : sauf quatre, les moniteurs ou monitrices sont d’anciens catholiques formés à la Fraternité, qui donnent après avoir reçu. – Deux Unions chrétiennes de jeunes filles, une Union de jeunes gens complètent l’instruction religieuse de ces adolescents et contribuent puissamment à les soustraire aux entraînements funestes du monde. Depuis douze ans j’ai vu grandir sous l’influence de l’Évangile de nombreux enfants dont une bonne part nous reste fidèle. Plusieurs loyers se sont fondés et sont une garantie de l’avenir de notre œuvre. Parmi cette jeunesse se sont déclarées deux vocations d’évangélistes et une vocation de pasteur.

    L’organisation des Éclaireurs Unionistes que dirige M. Garnier est un puissant attrait pour les jeunes gens en même temps qu’une école de discipline morale. Nous avons eu là des fruits spirituels réjouissants ; c’est parmi les boys-scouts que se recrutent les membres de nos Unions chrétiennes. Leur bonne volonté est constamment en éveil pour rendre service au milieu et au dehors de la Fraternité. Ces éclaireurs, dont beaucoup nous restent jusqu’au départ pour la caserne, n’ont pas honte de leur grand Chef : le Christ. A la Toussaint dernière ils ont distribué plus de 7.000 traités et Évangiles.

La Fraternité au cœur de la Grande Guerre

    Pendant la guerre, une correspondance régulière nous a maintenu en contact avec ceux d’entre eux qui étaient aux armées. Quels beaux témoignages de la puissance de l’Évangile constitue notre collection de lettres. Fermes dans la tentation, fermes dans le danger, fermes dans la souffrance, ils ont tenu vaillamment leur serment d’éclaireur : « Servir Dieu et la Patrie ». Plusieurs d’entre eux ont ranimé le zèle de protestants honteux, se sont faits messagers de la Bonne Nouvelle. C’est ainsi que mon père[5] reçut un jour une lettre de deux de ses anciens catéchumènes lui apprenant que leurs fils avaient été ramenés à Christ par un jeune soldat de la Fraternité. [Or ce dernier avait lui-même été] gagné à la foi chrétienne par son fils à lui !

    Puisque nous venons de parler de la guerre, on nous permettra d’ouvrir une parenthèse pour faire connaître en quelques lignes la vie de notre Foyer pendant les années terribles.

    On conçoit bien que la Fraternité ne pouvait pas ne pas prendre sa part dans l’œuvre d’amour et d’entraide à accomplir.

    Un hôpital fut installé dans notre immeuble ; j’en devins le gestionnaire et pus ainsi m’occuper moralement des soldats qui nous étaient confiés. Rude tâche dans laquelle j’ai constaté qu’une parole affectueuse est plus puissante que la crainte de la prison.

    Vers la fin de 1916 notre hôpital devint un dépôt de convalescents. Parmi ces hommes, plusieurs mutilés, originaires du nord, attendaient la fin des hostilités en proie à une profonde anxiété : comment désormais pourraient-ils subvenir aux besoins des leurs, puisque leurs graves blessures leur interdisaient de reprendre leur profession d’avant-guerre ? Alors plusieurs d’entre eux furent initiés à de nouveaux métiers compatibles avec leur infirmité. Derrière la scène de notre grande salle s’organisa un atelier de rééducation pour tailleurs et cordonniers. Les résultats furent si encourageants, que les autorités municipales me demandèrent d’organiser une école de rééducation. Celle-ci comprend maintenant une école en ville où plus de 20 ateliers différents sont en plein fonctionnement, comptant ensemble un chiffre d’élèves variant entre 3 et 400 et une ferme-école pour les blessés de la poitrine située dans un beau domaine de la banlieue de Nantes. Nous sommes heureux et reconnaissants envers Dieu du grand développement pris par cette belle œuvre de relèvement national et individuel.

    Pendant la guerre encore, une cantine a rassemblé pour le repas du soir une moyenne quotidienne de 100 enfants appartenant à des familles nombreuses ou éprouvées par la guerre, orphelins, enfants de prisonniers, etc.

L’alcool, cet ennemi !

    La lutte anti-alcoolique a été poursuivie avec constance. L’alcoolisme fait ici des ravages considérables. On s’enivre aussi beaucoup avec du vin et des multitudes vivent dans un état de perpétuel abrutissement. Au début de notre propagande anti-alcoolique, il y a douze ans, les quolibets pleuvaient sur nous ; on nous tenait pour des excentriques ! Aujourd’hui la cause est gagnée ; on est convaincu de la vérité de nos affirmations, de la justesse de notre action… l’ivrogne nous fuit, de peur d’être guéri, mais il nous respecte. Il convient de noter que l’état d’ivresse est à ce point répandu que seuls les étrangers sont frappée par la quantité d’ivrognes qui encombrent les rues. S’enivrer n’attire pas le mépris. Cela paraît naturel et fatal à beaucoup.

—  » Voyons, que penseriez-vous de moi, disais-je à un ouvrier, si, comme je vous ai aperçu hier, vous m’aviez vu ivre et couché dans un fossé ?  » .

—  » Oh ! rien !… c’est si facile de  s’enivrer ! » me répondit-il. Malgré cette triste mentalité, hélas, presque généralisée, la Croix Bleue a remporté des victoires.

    Citerai-je le relèvement d’un ouvrier, ancien camarade de combat de Briand, qui, après avoir occupé une situation politique en vue, tomba dans la plus noire misère et pendant de longues années refusa la délivrance proposée. C’est en prison, où pour la troisième fois le conduisait son ivresse, qu’il accepta d’expérimenter la puissance de la foi. Il se plaît à répéter maintenant que ce qui a été fait pour lui, Dieu seul pouvait le faire. Très connu dans les milieux ouvriers, sa conversion a eu un grand retentissement et par son témoignage il a amené à la délivrance plusieurs buveurs.

    Parlerai-je de cet autre buveur, marchand des quatre-saisons connu dans toute la ville pour ses excentricités. Ancien sergent de ville, puis commerçant prospère, il a tout perdu, famille, clientèle, maison…  Il couchait à la belle étoile quand Dieu nous l’a envoyé au moment de notre campagne de Croix-Bleue. A plusieurs reprises, il avait aussi refusé nos conseils ; mais cette fois-ci, il a été vaincu par Christ.

— « Ah ! cela c’est plus fort que Lourdes ! » me disait un docteur en voyant notre ami sauvé.

    Lors de notre dernière campagne anti-alcoolique nous avons eu 27 signataires nouveaux.

Pas de « petit verre » pour les enfants…

    L’Espoir[6] groupe près de 80 enfants. Il y a quelques années encore, les parents refusaient d’autoriser leurs enfants à adhérer à notre section : boire de l’eau ! c’était une folie. A présent, ils les encouragent au contraire.

    Deux enfants avaient coutume d’aller au premier de l’An présenter leurs vœux à une marraine qui leur remettait 5 francs et leur faisait boire un petit verre d’alcool. Mais nos deux petits sont devenus Espériens. Ils désirent bien 1’étrenne habituelle, mais ne veulent plus le petit verre. Quel bonheur ! la bouteille n’est pas sur la table comme à l’ordinaire. On ose donc entrer, quand… soudain, on remarque la terrible bouteille dans l’ombre Alors, sans mot dire à la marraine ahurie, on se sauve courageusement… Les 5 francs sont perdus, mais on a été fidèle à sa promesse.

    Une section rattachée à la Ligue Nationale contre l’Alcoolisme, la Société  des Travailleurs anti-alcooliques se charge plus spécialement de l’œuvre de vulgarisation et d’éducation. Ses séances réunissent de nombreux auditoires. Plusieurs docteurs du quartier en sont membres.

    En 1914, nous avons pris part à la lutte électorale [comme candidat] opposé à l’alcool. Je me présentai dans une circonscription éloignée de notre centre d’action. Nos amis se chargèrent de l’affichage, distribuèrent 20.000 professions de foi dans les rues, donnèrent les bulletins de vote dans chaque section. Le résultat dépassa notre attente : près de 200 voix et… le candidat combattu mis en ballottage.

    Cette même année, à l’occasion du 14 juillet, une retraite aux flambeaux anti -alcoolique fut organisée ; elle reçut maints encouragements sur son passage.

L’Évangile et les ouvriers

    Le Cercle d’Études Sociales rassemble les adultes une fois par mois pour une causerie-débat. La plus grande liberté préside à ces entretiens de part et d’autre. Très loyalement nous exposons le point de vue chrétien-social, tout comme nous laissons développer les théories anarchistes ou bolchevistes qui amorcent d’instructives discussions, et permettent de mieux définir le rôle nécessaire de la doctrine du Christ.

    L’Office Social donne des consultations gratuites sur des questions de prévoyance sociale (accidents, retraites, pensions, impôts, loyers, etc.). On y fait la correspondance des illettrés ; les démarches pour les travailleurs occupés. On y vient pour tout… même pour divorcer ! Inutile de dire que dans ce cas je travaille à la réconciliation, et grâces à Dieu, j’ai eu la joie de réunir des époux sur le point de rompre.

    Un jour, j’enfermai dans mon bureau deux époux en désaccord en leur disant : « Quand vous vous serez embrassés, vous m’appellerez ! ».  Ce ménage est aujourd’hui un foyer chrétien.

Une annonce du Salut explicite

     Comme partout dans la Mission Populaire, la réunion religieuse a la place d’honneur. C’est là que s’enseigne l’amour de Dieu. N’est-ce pas un miracle de l’Évangile que ces auditoires venus malgré la fatigue du jour, pour entendre la bonne nouvelle ? J’en ai fait l’expérience : rien ne crée des auditoires vivants, assidus, comme la prédication simple de l’Évangile de Jésus, quand il est adapté à la vie même de ces auditeurs.

« Je viens chercher ici mon courage ! », me disait une veuve, mère de deux enfants.

     Il est arrivé que l’annonce du message chrétien ait, dès la première rencontre, touché une âme.

— « Est-ce la première fois que vous entendez ainsi expliquer l’Évangile ? » demandai-je à l’un de mes nouveaux auditeurs.

— « Oui ; mais ce ne sera pas la dernière, car je reviendrai ! » Pendant les quatre années de sa mobilisation à Nantes, il n’a guère manqué nos réunions.

    Quelques mois après sa rencontre avec l’Évangile il me disait :

—  » Je suis heureux maintenant. J’ai trouvé le sens de la vie. Ni Rome, ni l’anarchie n’avaient pu me donner ce secret… Si l’on m’avait dit, il y a un an, que j’en viendrais à chanter des cantiques, j’aurais juré que cela ne m’arriverait jamais… »

    Et il ajoutait cette réflexion que je propose à tout chrétien :

 —  » J’avais un ami à L…, qui se rendait de temps en temps le soir à des réunions dont j’ignorais l’objet. Un jour, ayant besoin de lui parler, je me dirigeai, sur les indications de sa femme, vers le lieu de ces réunions. J’allais entrer, quand j’entendis un chant de cantique… alors je rentrai chez moi en disant aux miens : X. est devenu fou ! il chante des hymnes !… Je comprends maintenant ce qui se disait à ces assemblées… si mon ami avait eu le courage de parler, je serais venu à la foi plusieurs années plus tôt ! »

    Des conférences contradictoires, où anarchistes et royalistes sont couverts de confusion par leur ignorance des principes du Christ, ont contribué à affermir le prestige de nos conférences.

    Des campagnes religieuses ont assemblé de superbes auditoires ;  pendant plusieurs soirs de suite une foule de familles de travailleurs ont suivi des appels à la conversion. Des cœurs se sont donnés.

Une vie d’Église vivante

    Les réunions de prières sont nombreuses et très suivies. Les hommes surtout prient, de ces belles prières sans architecture mais faites d’une foi ardente.

    Des Services de Communion ont été institués sur la demande même de nos amis. Le Breton a besoin du sacrement. La première Cène eut lieu pendant la guerre : 35 personnes y prirent part ; toutes étaient en grande toilette par respect pour cette cérémonie. II faut dire que ces services ont lieu dans la semaine et le soir. Plusieurs n’ayant eut que le temps de changer de vêtements, à leur sortie de l’atelier, avaient sacrifié leur repas.

—  » Comme on se sent frères !  » me disait un ouvrier qui pour la première fois venait de communier.

    La moyenne des communiants est de 45 environ.

    Enfin, récemment, nous avons inauguré au centre de la Fraternité et comme son couronnement un Foyer de l’Âme. Ce doit être le laboratoire où sous l’influence de l’Esprit de Dieu les Âmes travailleront à leur sanctification. Connaissant l’amour de Dieu, nos frères apprendront là l’amour des âmes. Ce doit être le point de départ d’une Église missionnaire qui plus tard aura son temple et viendra s’asseoir au foyer de nos vieilles églises.

    Voilà, rapidement tracée, une esquisse de l’œuvre entreprise il y a douze ans à Nantes par la Mission Populaire. Quel chemin parcouru ! et quelles bénédictions de la part de Dieu. Toute une population autrefois hostile, aujourd’hui favorable et reconnaissante ! Des milliers d’âmes ont entendu l’Évangile ; beaucoup l’ont saisi. Des existences transformées, des foyers relevés, des cœurs consolés, des âmes sauvées, tels sont les fruits que Dieu nous a accordés !

Une œuvre reconnue

    C’est une grande joie pour nous que d’avoir la sympathie des milieux ouvriers. J’ai eu l’occasion de prendre la parole à la Fédération socialiste et c’est avec un heureux étonnement que j’entendis un jour à la Bourse du Travail un orateur faire l’éloge de notre Foyer du Peuple.

    Au milieu d’une population lassée, vaincue par la vie, diminuée par le mal, se dresse la Fraternité qui redit à tous l’invitation du Maître : « Venez, vous tous qui êtes travaillés et chargés… » et elles viennent, ces âmes chargées, ces existences inquiètes, elles viennent, sûres qu’on ne les trompera pas…

    Un chômeur bordelais vient me trouver pour avoir du travail :

—  » Qui vous a envoyé ici ?

—  » Un employé de la gare qui m’a vu dans la peine ; il m’a dit : allez à la Fraternité ».

     C’est ici une pauvre veuve anxieuse. Son contremaître lui dit : « Allez à la Fraternité, sûrement ils vous aideront. Elle est venue. Jamais elle n’a rien demandé. Elle donne au contraire un peu de son maigre salaire pour nos diverses activités :

—  » Je vois qu’on ne m’a pas trompée. Je suis si heureuse maintenant… »

    C’est une expression qui revient souvent dans la bouche de nos amis : « Je suis heureux maintenant… » Oui, l’Évangile est bien la vraie bonne nouvelle.

Une « société de frères ? »

    En terminant, je me sens pressé de relever ici le trait d’originalité de la Fraternité de Nantes : elle a été faite par les évangélisés eux-mêmes. Pour des raisons que nous n’avons pas à examiner ici, elle s’est édifiée sans le concours des protestants de Nantes. Il a donc fallu former des collaborateurs parmi nos convertis ; je me suis souvenu de la parole de Moody : qu’il est préférable d’en faire travailler dix que de travailler comme dix ! Certes, cela nous a ralenti, il pourrait sembler qu’un retard de plusieurs années ait été ainsi causé à l’œuvre… il se peut ! mais, aujourd’hui, nous avons une phalange d’adultes et de jeunes gens élevés à la Fraternité, toujours prête à se donner au service du Christ. Constamment, d’ailleurs, nous répétons dans nos discours : « Retarder sa conversion, c’est retarder d’autres conversions ! Laissez-vous sauver pour pouvoir sauver à votre tour ! »

    Et c’est là ce qui frappe les nouveaux venus : c’est que la Fraternité est une coopérative de bonnes volontés ; elle ne sent pas le patronage ; partout des « camarades » sont au travail et quand ils parient de la Fraternité, ils disent : « chez nous ».

    La Fraternité pourrait dire : « Je n’ai ni or ni argent, mois ce que j’ai je te le donne ! » . On n’y fait pas la charité.

    Une « Société de frères », quand il le faut, s’intéresse aux détresses matérielles, et ce qui est donné, c’est la main d’un frère ou d’une sœur qui l’apporte de la part des frères et des sœurs de la Fraternité : cela est une part prélevée sur leur nécessaire.

    Trois anecdotes pour finir.

    Un grand incendie s’est déclaré dans notre quartier. Beaucoup de nos amis ont leur maison menacée. Quand j’arrive sur le lieu du sinistre, des hommes emportent une armoire :

— Eh ! où emportez-vous çà ?

— Chez les protestants !

    Et quand je revins à la Fraternité, notre café de Tempérance était plein de mobiliers pêle-mêle « d’objets sauvés » !

— Nous voici dans un cimetière, venus pour. accompagner le cercueil d’une pauvre femme.

     La bière est descendue dans la terre. A peiné est-elle déposée que le prêtre esquisse un signe et disparaît aussitôt, laissant la famille en larmes, hébétée… On attendait quelque chose, un mot de sympathie… mais rien… Le prêtre est déjà loin ; alors le fils de la morte, un homme d’une quarantaine d’années, me dit, par-dessus la fosse ouverte :

—  » Dites-nous donc quelque chose pour nous consoler… « 

— A la sortie d’une réunion, un homme ému s’avance et me dit, en présence de sa femme, les mains posées sur la tête de ses deux enfants :

— « Ils sont à vous. Vous les mènerez dans le bon chemin ! »

Debout !

    Puisse le protestantisme entendre cet appel en faveur de la Bretagne ! Puissent des jeunes se consacrer à l’évangélisation de ce pays malheureux.

    Que le jour vienne où nombreux seront dans la vieille Armorique les Foyers Chrétiens où l’on se rendra dans les moments de détresse, où l’on ira chercher « quelque chose pour être consolé », où des âmes viendront et diront : « nous avons confiance en vous ; conduisez-nous dans le bon chemin. » !

    Une fanfare est constituée depuis quelques mois. Déjà ses accent retentissent joyeusement ! Il y a bien dix ans que nous rêvions cela… mais sans doute fallait-il auparavant que l’armée fut forte et disciplinée, pour partir à la conquête, musique en tête ! Le premier morceau exécuté en public fut un cantique de combat : « Debout, Sainte cohorte ! ». Que Dieu nous continue sa bénédiction, malgré nos infidélités et notre foi souvent trop raisonnable, et qu’il nous mène à la victoire ».

Emmanuel CHASTAND, évangéliste.

[1] Jean-Paul Morley, 1871-1984, La Mission populaire évangélique : les surprises d’un engagement, Les Bergers et les Mages, 1993, p. 38.

[2] L’Action Missionnaire, 1921, p. 46 à 58. Nous avons ajouté des sous-titres.

[3] Allusion à  la parabole du figuier stérile.

[4] Il s’agit de la colonie de vacances de la Bernerie.

[5] Il s’agit d’Achille Benjamin Chastand (1847-1925), père d’Emmanuel, successivement pasteur à Mialet, Bourg-en-Bresse et La Vernarède.

[6] L’Espoir est la branche enfantine de la Croix bleue. Elle rassemblait des enfants qui s’engageaient à ne pas toucher de boissons alcoolisées.