Rennes 1836-1839

Timides avancées…

    Ces trois années correspondent au ministère rennais d’un pasteur suisse, Albert Muller. Nous ne savons à peu près rien de ses origines et de son parcours antérieur. Comme nombre d’agents de la Société Évangélique de France, ce nouveau ministre du culte était sans doute un jeune diplômé en théologie en attente d’une paroisse plus grande et d’une affectation plus stable. Son profil correspondrait donc assez avec celui d’Albert Muller qui fut ensuite, après un passage par Le Havre, pasteur à Aigle, Ballaigues et Vallorbe, dans le cadre des Églises libres du Canton de Vaud (1856-1874).

    Ce nouvel évangéliste apporte donc un certain élan à une œuvre rennaise encore bien fragile. Il est installé le 25 septembre 1836 par l’infatigable Achille Le Fourdrey.

    De ses trois années à Rennes, nous savons peu de choses.

  Les Archives départementales d’Ille-et-Vilaine conservent néanmoins quelques documents qui permettent d’évaluer son action. Ce sont des rapports de police datant de la fin de l’année 1838 et qui ont été rédigés à l’occasion de l’inauguration d’un nouveau lieu de culte, appelée « la chapelle » et située 10, rue des Foulons, artère qui a été renommée en 1898 rue le Bastard. Ce local de location avait donc été loué au cœur de la ville, dans une rue passante. On peut imaginer cependant que cette salle de culte se situait en fond de cour ou de couloir près de l’hôtel de Cucé. L’inauguration a été présidée par la pasteur Rosselet, de Nantes. Nous reproduisons ici le rapport du commissaire au préfet :

« J’avais donné l’ordre à quatre agents, en tenue bourgeoise, de surveiller au dehors, dans le cas où il y aurait du désordre aux abords du bâtiment où devait se faire l’inauguration de la chapelle évangélique. J’ai chargé mon beau-frère Durand (une personne sûre) de la surveillance intérieure de la chapelle pour savoir ce qui s’y dirait et ferait :

  • La chapelle a été ouverte à 11 heures. M. le pasteur Muller a fait un discours pour faire connaître le but de la réunion et a demandé aux protestants d’user de la plus grande tolérance et d’éviter les conflits avec les fidèles d’une autre communion.
  • La politique n’y a été mêlée en aucune manière et la prédication, tant du pasteur Muller que celle du pasteur Rosselet (président du Consistoire de Nantes) a essentiellement porté « sur l’amour et le Nouveau Testament« .
  • La seule mention politique est contenue dans les prières « pour la conservation du Roi, de la Reine et des princes et princesses de la famille royale, des conseillers qui entourent cette famille, de Monsieur le Préfet et Monsieur le Maire et des magistrats de la localité ».
  • Tout s’est passé, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, avec beaucoup de calme« , constate le  commissaire qui signale, néanmoins, l’expulsion de « quelques femmes curieuses » durant l’explication de la Bible, qui eut lieu de 7 h à 8 h 1/2 du soir et qui « plantées à l’entrée de la chapelle, troublaient la réunion[1]« .

    Le rapport de police estima l’auditoire à 150 personnes, dont la moitié de catholiques. La cérémonie n’avait pas fait le plein des protestants rennais, estimés alors par le commissaire à 119 personnes : 55 Anglais, 21 Suisses et 43 Français.

    Ce second rapport fournit des informations précieuses sur l’œuvre d’évangélisation locale d’Albert Muller. Selon le commissaire de police, « dans la liste de Français, plusieurs ont été élevés dans la religion catholique« . Pour expliquer ces conversions, l’officier de police se contente de reproduire la rumeur classique qui les attribuait à des achats de conscience: « On lui a assuré que, dans la rue haute, où la plupart des individus demeurent, le pasteur les a travaillés fortement et, au moyen de libéralités, il est parvenu à les faire abjurer le catholicisme« . On sait que rien n’est jamais venu étayer cette calomnie anti-protestante classique au XIXe siècle, devenue une sorte de croyance populaire. Le pasteur Williams, qui oeuvrait à la même époque à Quimper, racontait qu’il avait reçu des dizaines de propositions de conversions stipendiées qu’il avait, bien entendu, refusées.

habitat urbain très pauvre autrefois à l'entrée de la Rue de Saint-Malo

habitat urbain très pauvre autrefois à l’entrée de la Rue de Saint-Malo

    Le rapport du commissaire de Rennes se montre assez précis sur l’origine des convertis de la ville, qui habitent un des quartiers les plus pauvres de l’agglomération. La rue haute correspond en effet au tracé supérieur de la rue de Saint-Malo. Parmi ces néophytes, la police a identifié quelques ouvriers cloutiers, ainsi qu’une famille élargie de 6 personnes, les Himbert, Mme Greneur et ses filles, M. Brissel ainsi qu’un certain Launay qui deviendra bientôt colporteur. Ce dernier n’est pas seul dans ce cas. Un rapport ultérieur de la Société Évangélique de France signale en 1840 que « trois bons et fidèles colporteurs bibliques sont sortis du petit troupeau qui n’a pris naissance à Rennes que depuis les efforts que nous y avons tentés[2]« .

    En collationnant tous ces éléments on peut esquisser la composition de la fragile Église de Rennes. Elle est composée aux deux tiers de Britanniques ou de Suisses des Grisons, souvent religieusement assez distants, ne serait-ce que pour des raisons linguistiques, car les plus fervents sont des francophones originaires de Jersey ou Guernesey. Les Réformés français ne donnent guère de satisfaction au pasteur, mais représentent un atout vis-à-vis de l’administration dans la perspective de la future demande de création d’un poste officiel de ministre du culte. C’est, enfin, du côté des convertis de fraîche date que se situent les forces vives de l’Église. La Société Évangélique de France y recrute d’ailleurs très tôt des auxiliaires, colporteurs ou instituteurs, capables de pousser plus loin l’évangélisation et d’entretenir la foi de la communauté dans l’hypothèse, probable, de futures absences pastorales…

    C’est ce qui se passe, en effet, à partir de septembre 1839, quand Albert Muller est affecté dans la ville du Havre sans successeur immédiat.

(A suivre)

Jean-Yves Carluer

[1] Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 3 V 4. Rapport du 21 décembre 1838.

[2] Société Évangélique de France, Rapport annuel de 1840, p. 32.