C’est en 1886-1887 que la vie de François Le Quéré bascule. C’est d’abord le drame, la mort qui frappe. Morvine-Augustine, son épouse, le laisse seul avec trois enfants. L’aîné est un adolescent, qui deviendra colporteur à son tour sous le nom de Tonton Tom, pour la plus longue carrière connue, jusqu’en 1963 ! Mais la dernière fille n’a que 8 ans. François Le Quéré est très éprouvé par ce deuil. Aussi, est-ce tout autant pour lui changer les idées que pour utiliser ses capacités que Guillaume Le Coat lui prépare une tournée d’évangélisation de quelques mois, pendant laquelle son épouse et lui, qui n’ont pas d’enfants, prendront soin des orphelins.
Photo ci-dessous : François Le Quéré vers 1890
La Mission de Trémel, qui avait vite compris qu’on avait d’autant plus de facilité à convertir un breton qu’il était loin de son curé, avait l’habitude de détacher un colporteur-évangéliste chaque été à Jersey pendant la saison des pommes de terres qui employait beaucoup de journaliers des Côtes-du-Nord. François Le Quéré sera donc l’envoyé de l’année 1887. Le pasteur Le Coat songe aussi à toucher les bretons qui commencent à former une importante colonie d’ouvriers et de dockers dans le port du Havre. Depuis vingt ans, un petit paquebot, Le Morlaisien, relie chaque semaine Morlaix à la Basse Seine. Pourquoi ne pas envoyer François Le Quéré en explorateur à la fin de la saison de Jersey ? Le Coat contacte sa principale donatrice, veuve d’un pasteur de Bath, et peut bientôt écrire : « Mme Ball m’ayant donné 312 Francs pour faire une œuvre parmi les 45000 bretons qui sont au Havre, j’y ai envoyé Le Quéré ». Quelques années plus tard, quand le pasteur Le Coat réécrira la scène, il lui donnera une dimension épique : « Combien faudrait-il pour commencer cette œuvre ?… Et bien, dit-elle (Mme Ball), les voilà !.. Il fut dit à ce frère : « Va, au nom de ton Sauveur, prêcher la Bonne Nouvelle à tes compatriotes du Havre. […] Il se met à genoux, embrasse ses trois chers enfants, que la mère venait de quitter pour le ciel, et part pour cette ville éloignée… ».
Il y a des protestants au Havre. Le consistoire réformé, de tendance très libérale, ignore les courriers de Le Coat, mais les évangéliques ont leur chapelle, et une Eglise méthodiste a été créée quelques années plus tôt.
» Je débarquais au Havre le 21 août 1887 avec l’intention d’y passer un ou deux mois« , écrit François Le Quéré. « Trois jours après mon arrivée, je fis la connaissance du cher pasteur Welpton, ministre wesleyen, qui me présenta à Lady Beauchamps qui possédait alors au numéro 63 de la rue Dauphine un Sailor’s home où se trouvait une salle de conférences. Elle m’accorda immédiatement l’usage de cette salle où bon nombre de mes compatriotes bretons se rendirent, et j’eus le bonheur de voir plusieurs d’entre eux donner leur cœur au Seigneur et devenir de nouvelles créatures ».
L’impact de l’évangéliste breton est immédiat et le succès assez important pour justifier une poursuite de l’œuvre. « Ce qu’il y a fait est intéressant, seulement, faute de fonds, je vais être obligé de le faire revenir à la fin de ce mois », note encore Le Coat. François Le Quéré, conscient de l’opportunité qui se présente, essaie de convaincre son directeur de le maintenir sur place. Mais les impératifs de gestion sont prioritaires : de la somme initiale, il ne reste plus que 75 Francs, et il faut prévoir le voyage de retour. Le 22 octobre, Guillaume Le Coat rappelle encore à son beau-frère qu’il doit distribuer gratuitement les 288 Nouveaux Testaments en breton qui lui restent, ainsi que le reliquat de littérature : près de 2000 opuscules non encore vendus.
(A suivre)
Les citations sont extraites de la correspondance de Guillaume Le Coat (fonds privé).
Jean-Yves Carluer