Lorsque la Troisième guerre de religion éclata en 1568, quelques gentilshommes huguenots de Bretagne quittèrent fort imprudemment une province épargnée par la guerre pour rejoindre en Poitou les troupes calvinistes de Condé et Coligny. Quelques mois plus tard, le 13 mars 1569, la fleur de noblesse protestante périssait à Jarnac dans une charge aussi héroïque qu’inutile contre les troupes royales du duc d’Anjou.
On releva parmi les morts deux barons bretons, Christophe de Chateaubriand et François d’Acigné. Avec eux périrent les Églises dont ils étaient les protecteurs, à Combourg et au Plessis-Bertrand, près de Saint-Malo. Même si le reflux de l’expansion du calvinisme en Bretagne avait sans doute déjà commencé dès 1565 environ, la crise de mars 1569 frappa durablement un protestantisme fragile et récent.
La proie d’un seigneur brigand
Les suites tragiques de la défaite de Jarnac au Plessis-Bertrand ont été minutieusement relatées en leur temps par l’incontournable pasteur Lenoir, sieur de Crevain. Mais d’autres archives, conservées à Rennes, complètent et éclairent les événements. En 1934, le professeur Georges Collas (1874-1962), futur doyen de la faculté de lettres de Rennes et cheville ouvrière de la Société Chateaubriand, publia dans les Annales de Bretagne un article très documenté sur les moments tragiques vécus alors par les occupants du château familial de notre écrivain-ministre national[1].
Christophe de Chateaubriand, comme aîné, était l’héritier principal de son père François depuis octobre 1562. Son frère, Briand, reçut la seigneurie de Beaufort. Tant que Christophe n’avait pas d’enfants, Briand était également son successeur. Christophe avait déjà contracté une première union, mais était devenu veuf. Il se remaria, nous l’avons dit ailleurs, à Charlotte de Montgommery, la fille du puissant seigneur huguenot normand. Charlotte devait être très jeune, une douzaine d’années environ.
A la suite de la funeste journée du 13 mars 1569, Charlotte se trouvait brutalement veuve. Elle se réfugia avec sa mère, Mme de Montgommery à l’abri du château de Miniac, sous la protection des Rieux, famille catholique favorable aux Réformés. Mais le pasteur Mahot était resté au Plessis-Bertrand. La plupart de ses collègues trouvèrent abri chez les Rohans, au château de Blain qui disposait d’une sauvegarde royale.
Mais écoutons Crevain raconter les événements du Plessis-Bertrand après la mort de Christophe : « aussitôt son château et tous ses biens furent envahis par son frère cadet, méchant garnement qui avait été condamné à Rennes à être roué et mis en quatre quartiers, pour avoir fait tuer un de ses parents et en avoir épousé la veuve. Ce détestable tint le fort dans le Plessix-Bertrand, où il ramassait le butin de ses brigandages, et où il retint M. Mahot prisonnier au pain et à l’eau[2] ». On sait maintenant que le parent assassiné était son cousin germain, Guy de Guitté, seigneur de Vaucouleurs, époux de Jacquemine du Boisrioult. Cette dernière, courtisée par Briand, avait quitté le domicile conjugal en 1562. Quelque temps après, Guy de Guitté était occis sur une place de Broons lors d’une querelle qui l’opposa à Briand. Christophe de Chateaubriand et Amaury Gouyon de La Moussaye, le père de Charles Gouyon, étaient dans le groupe qui accompagnait Briand, mais seul Briand fut mis en cause et condamné à mort par le Parlement de Rennes le 16 juillet 1565. Comme souvent à l’époque, la sanction ne fut pas exécutée et Briand, trop puissant pour être inquiété, trouva refuge derrière les murailles de son château. Il se mit en ménage avec Jacquemine de Boisrioult, et l’un de leurs enfants est l’ancêtre direct de l’écrivain François-René de Chateaubriand.
En ce printemps 1569, la situation du pasteur Mahot était donc assez désespérée. Crevain assure que l’intention du nouveau maître du Plessis-Bertrand était d’offrir l’infortuné au gouverneur « comme à un boucher cruel et impitoyable », ou, à défaut à l’évêque de Saint-Malo « afin qu’il le fit arquebuser par la garnison ». Pourtant, les jours passent sans que le pauvre Mahot le leur soit livré. L’historien Georges Collas avançait sur ce sujet une opinion vraisemblable : « sous le coup de sa condamnation, Briand […] ne pouvait se passer d’un puissant appui […] Il se tourna vers les catholiques et crut bon de leur donner des gages[3]… » Le pasteur de Saint-Malo était devenu une monnaie d’échange pour négocier l’absolution des crimes de Briand.
La libération du pasteur Mahot
Mais les choses ne tournèrent pas comme le nouveau seigneur du Plessis-Bertrand l’avait projeté. Car d’un côté les partisans de Guitté de Vaucouleurs, l’ancien mari occis, étaient loin de vouloir abandonner les poursuites. D’un autre côté, le nombre des plaignants augmentait sans cesse contre Briand, et pour plusieurs autres raisons, au point que la « valeur d’échange » du pasteur Mahot devenait notoirement insuffisante.
Ce qui dénoua la situation fut, comme souvent à l’époque, l’intervention d’un très grand seigneur, René de Tournemine, seigneur de la Hunaudaye. Contrairement à ce que pensait Crevain, ce dernier n’était pas encore Lieutenant-général de la province. Mais son autorité locale était considérable. Il servait de trait d’union entre les protestants et les catholiques de Bretagne. Depuis 3 ans, très exactement depuis le 15 février 1566, il était le beau-père du Vicomte Henri Ier de Rohan, celui-là même qui avait recueilli à Blain les pasteurs bretons. René de Tournemine trouva les moyens et les arguments pour obtenir par force ou négociation la libération de Mahot et l’amener chez sa fille dans la forteresse des Rohans dans le comté de Nantes. Crevain, qui disposait du témoignage d’un contemporain, raconte l’heureuse arrivée à Blain du pasteur libéré, accueilli par ses confrères pasteurs étonnés « comme un Saint-Pierre délivré de la main du bourreau[4.].
Finalement, notre récit se termine de façon assez morale. Même les méchants sont punis, Car les défenseurs de Guitté de Vaucouleurs atteignirent finalement leur but en 1574. Briand de Chateaubriand fut décapité en bout de cohue à Rennes
Pour l’historien d’aujourd’hui, le récit des malheurs du pasteur Mahot est l’occasion de voir à l’œuvre le « tiers parti » modéré qui domine en Bretagne jusqu’en 1582. Ce « tiers parti », partisan de la concorde religieuse, a été étudié en France par Thierry Wanegffelen[5]. En Bretagne, il était structuré autour de grands seigneurs catholiques comme les Rieux ou les Tournemine, mais il comprenait aussi des protestants comme Henri Ier de Rohan ou Charles Gouyon de la Moussaye. C’est leur action pacificatrice qui évita longtemps les troubles dans notre province, même lors de la Saint-Barthélemy
[1] Georges Collas, « Un drame d’amour en Bretagne au XVIe siècle. L’affaire Guitté de Vaucouleurs », Annales de Bretagne, 1934, pp. 73-103.
[2] Philippe Lenoir, sieur de Crevain, Histoire ecclésiastique de la Bretagne, Paris, éd. 1851, p. 156.
[3] Georges Collas, op. cit., p. 88.
[4] Crevain, op. cit. p. 155.
[5] Thierry Wanegffelen, Ni Rome ni Genève. Des fidèles entre deux chaires en France au XVIe siècle, Paris, Champion, 1997, rééd. 2002.