Le Diable du Juch et les protestants

Un témoignage d’affrontements anciens ?

    Au pied de la « montagne de Locronan », sur son versant sud, à peu de distance de Douarnenez, le petit bourg du Juch (prononcer juk) est un des plus pittoresques du Finistère.  Il abrite en particulier une grande et belle église datant des XVIe et XVIIe siècles. La taille de l’édifice s’explique par la prospérité de ce qui n’était encore qu’un hameau de Ploaré à l’époque. Elle s’explique aussi par l’importance spirituelle du lieu, centre local de pèlerinages et de « pardons ».

Le Juch : vue générale du bourg

    Cela nous amène à l’originalité de l’édifice : la présence, assez unique en Bretagne, d’une statue de Saint-Michel terrassant, non pas un dragon, mais un diable représenté de façon grotesque, le fameux « Diable du Juch » (Diaoul ar Yeuc’h). D’après les archivistes de l’évêché, il en aurait existé au moins deux versions depuis l’origine, chacune voulant être plus effrayante que l’autre : pieds fourchus, oreilles de porc, cornes de taureau sur un corps d’homme déformé et ricanant. On venait autrefois au Juch pour les cérémonies et pour « voir le diable de grand renom ». Bien sûr, la tradition a bâti autour de ce bois polychrome une légende assez improbable de démons et de cloches volantes.

    Alors, me direz-vous, que vient faire la présentation de cette statue sur un site internet qui parle surtout de protestantisme ?

    C’est que Le Juch n’est pas seulement un site de tradition catholique. La baronnie du Juch est la plus méconnue des grandes seigneuries bretonnes autrefois possédées par des nobles huguenots, très exactement depuis l’automme 1565 jusqu’en 1638. Cela représente quand même trois quarts de siècle.

    La baronnie du Juch, qui se revendique d’ancienneté, était issue d’un démembrement du comté de Cornouaille. Elle s’étendait théoriquement au XVIe siècle, avec ses mouvances, sur une vingtaine de paroisses, jusqu’à la pointe du Raz et aux faubourgs de Quimper. Mais en réalité, en dehors de quelques moulins et manoirs, elle ne dominait que 5 communes actuelles : Ploaré, Pouldergat, Plonévez-Porzay, Goulien, Esquibien, ce qui était déjà beaucoup. Un château important s’élevait autrefois au Juch. Les barons, qui s’étaient illustrés lors des croisades, détenaient le droit de haute justice.

Des barons protestants

    Depuis l’extinction de la branche masculine des seigneurs du Juch, le domaine était passé à la famille léonarde des Du Chastel. En 1565, l’héritière de la baronnie est la jeune et fervente protestante Claude, future épouse du baron de La Moussaye. A peine âgée de 12 ans, au côté de son oncle Jean d’Acigné, elle prononça devant le sénéchal de Rennes une profession de foi toute calviniste : « faisant profession de la religion réformée, elle ne pourroit recevoir aucun contentement, et que la nourriture de l’âme, c’est la parole de Dieu« .

    On sait, par les mémoires de son futur et très amoureux mari, Charles Gouyon de La Moussaye, qu’elle se déplaça à une date indéterminée jusqu’au Juch pour y recevoir les « aveux » de ses vassaux :

Et n’estime n’avoir esté absent de son heureuse présence six jours entiers, fors un voyage qu’elle fit au Juch, un que je fis pour les hommages de Tonquédec et un autre à Rennes[1]… »

Le diable du Juch

Saint-Michel terrassant le Diable. Groupe statuaire en bois polychrome de l’église du Juch (photo association Le Juch, Histoire et patrimoine).

    Les fils et petits-fils de Claude du Chastel, les marquis Amaury II et III de la Moussaye restent propriétaires de la seigneurie, au moins jusqu’en 1638. Ce sont des seigneurs protestants. Rien n’indique qu’ils se soient déplacés jusqu’au Juch, et l’on est sûr qu’ils n’y ont pas résidé, le château étant ruiné depuis longtemps. Le cas échéant, comme hauts-justiciers, ils auraient pu y établir un prêche si les articles secrets de l’Édit de Nantes n’avaient pas interdit tout exercice huguenot en Cornouaille. Cela faisait assez de conditions pour rassurer définitivement le clergé catholique local. Cependant les barons de la Moussaye étaient représentés sur place par des « officiers » dont le but était d’administrer la seigneurie du Juch. Là encore, probablement, ces derniers ont toujours été catholiques. C’était à peu près la norme en Bretagne, quand il n’y avait pas de huguenots sur place. On en a de nombreux exemples à Montfort-sur-Meu, à Châtillon-en-Vendelais et dans d’autres seigneuries tenues pas des protestants non résidants. Mais ces « officiers » et « procureurs fiscaux » avaient le rôle ingrat de faire rentrer les impôts et les fermages pour des huguenots.

    Voilà pourquoi je me risque à proposer une hypothèse de plus à la présence de ce diable ricanant dans l’église du Juch. Elle en vaut une autre, sans plus de prétention.

    Et si ce diable fourchu, dont la bestialisation était particulièrement prononcée, n’était autre qu’une sorte de personnification de « l’hérésie », bien entendu protestante, dans un but polémique par le clergé du Juch ? La date et le contexte correspondent.

    On sait que, dans de nombreuses régions bretonnes, à commencer par le Vitréais, la dénonciation du calvinisme par les frères prêcheurs s’est appuyée sur la contestation anti-seigneuriale. On sait également que les campagnes de Cornouaille étaient tout à la fois, et de façon très virulente, anti-féodales et anti-protestantes. Lorsqu’en 1576 quelques aventuriers calvinistes essayèrent de prendre Concarneau, ils furent très rapidement assiégés et défaits par des milliers de paysans venus immédiatement de toute la région et donc de la baronnie. Une telle mobilisation étonna à l’époque.

    Le « diable du Juch » serait-il un témoignage de ces lointains affrontements ?

 Jean-Yves Carluer


[1] Charles Gouyon, Brief discours de la vie de Madame Claude du Chastel par son mari Charles Gouyon, baron de La Moussaye, 1553-1587,  G. Vallée et P. Parfouru, 1898. p. 128.

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