Le manoir de Lourmois (en Nivillac, Morbihan): lieu de la première cène calviniste de Bretagne
L’Histoire ecclésiastique, de Théodore de Bèze, est formelle : la première cène protestante célébrée en Bretagne par Jean Carmel, le 2 juin 1558, eut lieu chez le trésorier des États de Bretagne, Jean Avril, « en sa maison de Lourmois … à mille pas près » de La Roche Bernard.
Il y a toutes raisons d’accepter l’information du célèbre Réformateur, mais en la nuançant néanmoins sur deux points. Le manoir-château de Lourmois est plutôt situé à 2000 pas qu’à 1000 des murs de La Roche-Bernard, mais, vue de Genève, l’approximation est compréhensible. D’autre part, l’historien Roger Joxe a fort justement rectifié la date proposée au 10 avril, jour de Pâques 1558[1].
Jean Avril (ou Apuril), sieur de Coasbo, La Grée, La Boessière et Lourmois, était effectivement trésorier des États de Bretagne depuis 1538, et sera, jusqu’en 1578, titulaire de cette charge héritée de son père. Il était aussi payeur de la Chambre des Comptes de Bretagne depuis 1547. C’était donc à la fois un homme d’âge mur, connu de ses pairs de la noblesse bretonne, riche officier de finances, mais également vassal pour ses seigneuries du haut et puissant baron de La Roche-Bernard François d’Andelot, époux de Claude de Rieux. Le domaine de Lourmois était d’une certaine importance, affermé pour 5000 Livres au XVIIe siècle.
Les Calvinistes bretons, en se réunissant pour la Cène à Lourmois, anticipaient peut-être l’esprit de l’accord conclu trois années plus tard en janvier 1562, sous le nom d’Édit de Saint-Germain qui organisait pour la première fois la pacification religieuse. Dans ce texte, Le roi permettait aux Réformés de se réunir pour célébrer leur culte à l’extérieur des villes fortifiées (comme La Roche-Bernard). Le site de Lourmois choisi pour la première cène amenait une double lecture pour les contemporains : d’un côté, en choisissant une demeure seigneuriale peu ou pas fortifiée, à l’extérieur des murs, mais à peu de distance de La Roche-Bernard, et en respectant l’église paroissiale de Nivillac, toute proche et qui resta constamment consacrée au culte catholique, les protestants montraient une volonté d’apaisement. D’un autre côté, le choix de Lourmois affichait le passage à la Réforme d’une grande partie des seigneurs vassaux de la Baronnie de Rieux : la signification politique était tout aussi évidente (et cette fois inquiétante pour les Catholiques). Rien qu’à Nivillac, il est vrai paroisse mère dont dépendait la Roche-Bernard, 9 seigneuries sur 13, affirme R. Joxe, étaient tenues par des Protestants[2].
Dès 1559, Jean Avril devient receveur de l’évêché de Cornouaille, ce qui semble indiquer un retour précoce au catholicisme, alors même que nombre de ses voisins, en particulier les Du Plessis-Gouret, résidents dans la paroisse voisine de Saint-Dolay, sont restés protestants pendant des siècles, partant pour le Refuge après 1685.
Le manoir actuel est assez bien conservé, fermant les deux côtés d’une cour intérieure autrefois entourée de hauts murs et d’un fossé défensif. Un texte de 1632 évoque les « manoirs, … maisons, tours, pavillons, chapelle, escuries, douves, fossés et basse court » sur 3 journaux de terre[3]. Faute d’avoir eu accès à un dossier d’étude du patrimoine (l’ensemble n’est pas classé), on en est réduit à des observations sommaires. D’après la mémoire locale, nombre d’éléments datent du XVIe siècle, même si les remaniements ultérieurs sont nombreux.
Reste à poser la question inévitable : dans quel espace a eu lieu exactement la Cène de 1558 ? On peut avancer, classiquement, trois hypothèses.
La première envisage la chapelle du manoir. Un lieu de culte privé était effectivement associé au château, sous le nom de Notre-Dame-de-Grâces. Un des propriétaires de Lourmois, qui m’a très aimablement reçu et que je remercie par ces lignes, m’a montré les ruines de la porte de cette chapelle, intégrée aujourd’hui à un bâtiment d’exploitation. Ce qu’il en reste évoque un édifice très petit, et l’on voit mal une assemblée de seigneurs et de leur suite s’y réunir. La deuxième hypothèse est celle de la grande salle du manoir, lieu classique des rassemblements cultuels huguenots en Bretagne à l’époque. Mais là encore, l’espace me semble relativement restreint. Cela amène une troisième hypothèse.
Le visiteur qui se rend à Lourmois est immédiatement frappé par l’importance et l’ancienneté de deux magnifiques granges à proximité immédiate de l’entrée du château. Là encore, il faudrait disposer d’éléments précis.
Un des édifices date du XVIIIe siècle, l’autre semble plus ancien encore. De toute façon, ces bâtiments ont sans doute pris la suite de constructions plus anciennes. Or l’on sait que les premiers huguenots se rassemblaient volontiers dans des granges pour leurs célébrations solennelles. Le cas le plus célèbre est celui, tragique, de Vassy, où une assemblée de plus de 1000 calvinistes fut surprise par le duc de Guise. C’était en 1562, trois ans après celle de Nivillac, et le massacre marqua le début des Guerres de religion. Notre première cène fut, sur ce point, beaucoup plus heureuse…
Jean-Yves Carluer
[1] Roger Joxe, Les protestants du comté de Nantes, Marseille, Éditions Jeanne Laffitte, 1982.
[2] R. Joxe, Idem, p. 121.
[3] « Les seigneurs et la terre de la seigneurie de Lourmois au XVIIe siècle », Revue de Bretagne et de Vendée, 1895, p. 8.