Un protestant béarnais en Basse Bretagne

    Ce texte, paru en avril 1887, et présenté comme le témoignage de l’instituteur Médard Harrioo-Chou arrivant en Bretagne, a visiblement été fortement remanié par l’équipe de rédaction du Trémélois, c’est-à-dire le pasteur Guillaume Le Coat ou peut-être son neveu George Somerville. On y reconnaît en effet le style particulier des productions de la Mission Évangélique Bretonne, de Trémel (Côte-d’Armor) : le goût affirmé de Guillaume Le Coat pour le pittoresque, et un sens aigu de l’observation, quasi ethnologique, de ses contemporains.  Cela donne un témoignage précieux pour l’historien d’aujourd’hui. Mais il faut aussi être lucide : nous sommes devant un texte destiné aux contributeurs financiers éventuels de la mission bretonne, ce qui explique la mise en avant de l’œuvre de Trémel.

    Nous reviendrons dans un autre article sur la chapelle et l’école de Pont-Menou, hameau important à la frontière de Finistère et des Côtes-d’Armor près de Plestin-les-Grèves. C’est pour prendre en charge l’enseignement dans cette forte annexe de la Mission Évangélique Bretonne que le pasteur Le Coat avait recruté un instituteur protestant béarnais qui se révéla un collaborateur particulièrement efficace, d’abord à Pont-Menou, puis ensuite à Trémel.

     Jean-Yves Carluer

 L’instituteur protestant en Basse-Bretagne

     Par une des plus froides matinées de février 1883, trois voyageurs furent déposés par le train, allant de Paris à Brest, à la gare de Plounérin.

    Ces voyageurs, venus du midi de la France, n’avaient jamais visité la Bretagne. L’un d’eux exerce la profession d’instituteur et était appelé en cette qualité à diriger l’une des écoles fondées par la Mission évangélique Bretonne dans cette vieille Armorique ; les deux autres étaient, l’une sa chère compagne et le troisième leur unique bébé, qui glorifie aujourd’hui dans le ciel son Père céleste qui l’a pris à lui.

Médard Harrioo-Chou vers 1910

Médard Harrioo-Chou, instituteur à Pont-Menou (Plestin) puis Trémel (vers 1910).

   Rien de particulier n’avait attiré les yeux des voyageurs durant le trajet d’Orthez à St-Brieuc. Ici, jamais panorama vivant ne leur avait paru si curieux et si intéressant. La diversité des costumes des nombreux voyageurs qui encombraient la gare et leur étrange langue, firent croire au pauvre pédagogue qu’il se trouvait, tout d’un coup et par un effet du hasard, transporte aux antipodes de son pays.

    À ce qu’il paraît, il y avait à St-Brieuc, ce jour-là, une grande foire et dans les environs un pèlerinage célèbre, qui y avaient attiré cette foule de gens venus de tous les coins de la Bretagne. Plusieurs pèlerins prirent place dans le compartiment où se trouvait celui-ci et ne tardèrent point à engager une conversation bruyante ; mais comme ils parlaient breton, le Béarnais et sa femme ne comprirent point un seul mot.

    Cette circonstance donna à réfléchir ou pauvre méridional, généralement assez causeur, et lui fit se demander ce qu’il allait faire de ces petits Bretons qu’on allait lui confier. Enfin, se dit-il, j’y mettrai de la bonne volonté et je demanderai surtout à Dieu de venir à mon aide. Comme il se faisait déjà tard, il ne put gagner, ce soir-là, la maison évangélique où réside le directeur de la Mission ; il fut donc obligé de prendre une chambre à cette station située au fin fond de la Bretagne, dans un terrain inculte et désert.

    En foulant pour la première fois le sol granitique de la presqu’île armoricaine, le méridional était plongé dans de sérieuses réflexions. Ses réminiscences historiques se réveillaient à chaque pas. Ici une roche druidique, là un peulven[1], plus loin le lit de tel saint, plus loin encore un ancien baptistère ; sur la route également deux ou trois chapelles ; des ruines de vieux châteaux où Duguesclin a plus d’une fois inquiété les Anglais, tout cela, antiquités druidiques, romaines, chrétiennes et féodales, se trouve pèle-mêle semé autour de cette gare déserte. Toutes ces ruines lui rappelaient la fragilité de la vie humaine et la perpétuité de la parole de Dieu. Apprendre à connaître Dieu et à l’aimer, est, se disait-il, ce que je dois surtout apprendre aux petits Bretons, afin d’en faire des hommes utiles à eux-mêmes, à leurs familles et à leur patrie. Comme il demandait secrètement, du fond du cœur, à Dieu la force de faire ceci, ses pas le conduisirent à la maison du missionnaire, où une cordiale et fraternelle réception le mit tout à fait à l’aise avec ses nouveaux amis.

    Après quelques jours de repos, accompagné d’un jeune homme pour lui servir d interprète, le nouvel instituteur visita les parents de ses élèves, ainsi que les membres de l’Église évangélique. Partout on lui fit assez bon accueil ; dans bon nombre de maisons, on lui offrit la tartine traditionnelle arrosée d’un verre de cidre. Ces visites terminées, notre Béarnais prit la direction de son école et fut étonné de rencontrer chez ces petits Bretons beaucoup de bonne volonté et d’intelligence. Par le moyen de ceux qui avaient déjà fréquenté l’école et qui connaissaient quelques mots de français, il put, peu à peu, se faire comprendre d’eux tous et se mettre de cœur à son œuvre. Les parents de ses élèves ne comprenant point la valeur de l’instruction et n’envoyant point ceux-ci régulièrement à l’école, est le premier obstacle qu’il a rencontré on débutant. Un autre ennemi de l’école évangélique est surtout le clergé de Rome, qui, au lieu d’employer son temps à instruire les Bretons dans le bien, l’emploie au contraire à persécuter tous ceux qui ne ploient point leurs genoux devant lui.

     Le premier dimanche de son arrivée à Trémel, vers les dix heures du matin, l’instituteur entendit la cloche de la chapelle évangélique appeler les fidèles au culte. Peu après, du seuil de sa porte, il vit arriver de tous côtés des gens qui montaient vers la maison du Seigneur pour l’y adorer en esprit et en vérité. Tous ces braves gens étaient endimanchés, les hommes coiffés de chapeaux à larges bords, entourés chacun d’un ruban de velours, dont les deux extrémités, découpées en oriflammes, flottaient au gré du moindre souffle, sur les épaules carrées de ces rudes travailleurs, aux mains calleuses, à mines mélancoliques et intelligentes, à la tête dure, dit-on, mais au cœur d’or.

    Leurs habits à col droit, à pans étroits, mais si prolongés, font supposer que la mode en remonte aux dernières années de la première République. Si les pantalons sont noirs, on y adapte de larges bandes de drap gris, et si au contraire les pantalons sont à fonds gris, on y ajoute des bandes de velours noir. Ils sont chaussés de sabots à dimensions respectables, et dans lesquels ils mettent beaucoup de paille, qui sort derrière, comme pour garantir les talons des éclaboussures de la route. Les costumes des femmes, dans cette partie de la Basse-Bretagne, ont perdu beaucoup de leur cachet primitif ; partout ailleurs, tel que dans la Cornouaille, pays qui coudoie le nôtre, on est tout aussi étonné, sinon plus, de la bizarrerie du costume de la femme, que de celui de l’homme. En ce pays l’on est encore ce que l’on était, il y a des centaines d’années ; l’on s’amuse et l’on s’habille comme du temps des premières croisades et je crois que la Cornouaille est à la Basse-Bretagne ce qu’est l’Auvergne à la France; la Galice à l’Espagne.

    Tout en faisant ces remarques, notre Béarnais suit ces nouvelles connaissances et va s’asseoir parmi eux dans la chapelle évangélique, où le culte commence par une prière d’invocation, suivie du chant d’un cantique breton. Pendant que le pasteur lit les paroles de ce cantique, l’assistance se lève pour chanter. L’instituteur fut très agréablement surpris de l’ensemble avec lequel tous les auditeurs entonnèrent le cantique indiqué et de la sûreté de l’exécution, d’autant plus qu’il avait déjà remarqué que les deux tiers de l’assistance étaient composés de personnes  avancées en âge et de vieillards, qui chantaient aussi, mais par cœur, ne sachant pas lire. Néanmoins, malgré leurs voix un peu chevrotantes, ils chantaient à l’unisson, et l’harmonie n’en était point troublée. On voyait bien qu’ils avaient l’habitude de chanter. On avait dit à l’instituteur que les Bas-Bretons aiment passionnément le chant, il en avait la preuve devant lui.

    Après le chant, le prédicateur donna en français une analyse du sermon qu’il allait prêcher en breton, quelques personnes se trouvant dans l’assemblée ne comprenant point cette dernière langue. Le Béarnais ne comprit pas une seule parole dans le discours qu’il entendit là pour la première fois.

    L’école du Dimanche commence à une heure et comme le pasteur doit aller tous les dimanches, soit à Pont-Ménou ou ailleurs, faire deux et quelquefois trois services dans l’après-midi, c’est à l’instituteur qu’incombe l’intéressante tâche de le remplacer de son mieux à l’école du dimanche, qui est fréquentée par presque tous les enfants (en majorité catholiques) qui suivent notre école primaire de chaque jour. Ce dimanche, ce fut la digne compagne de notre sympathique Directeur, Madame Lecoat, qui remplaça son mari, à l’école du dimanche. …

M. Harrioo-Chou

La chapelle, le logement de l’instituteur, et l’école de Pont-Menou ( 22 Plestin-les-Grèves). Gravure de 1887, extraite du journal « Le Trémélois ». On remarque, devant la porte principale, à gauche, au niveau du montant, le pasteur Le Coat, puis l’instituteur, et, devant l’autre montant, sans doute son épouse, avec un jeune enfant dans les bras.


[1] Le terme peulven (bloc de pierre) était encore en 1887 largement préféré à l’autre mot breton menhir qui est aujourd’hui couramment employé pour les « pierres levées » que l’on croyait alors d’origine « druidique ». (note personnelle).

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