Corentin lit la Bible

Un tableau inédit de Louis Caradec

      Nous avons déjà présenté sur ce site le peintre Louis Caradec (1802-1888), et nous avions dit que ce protestant engagé, spécialiste de la représentation des scènes et des costumes bretons, était considéré aujourd’hui comme un des meilleurs observateurs de la vie quotidienne dans la province au milieu du XIXe siècle.

     L’existence de sa série de six tableaux dit « religieux » est connue des spécialistes depuis longtemps. Mais on ne connaissait que les gravures associées, éditées sous forme de lithographies et publiées dans le journal Le Trémélois en 1889 par le pasteur Guillaume Le Coat, ami et héritier spirituel du peintre.

     Louis Caradec avait fait don des tableaux en couleur (huiles sur toiles d’environ 30 cm sur 20) à Guillaume Le Coat, directeur de la Mission de Trémel, et ils ont été conservés par ses héritiers jusqu’à aujourd’hui. Mais ils avaient été accrochés au siècle dernier dans des pièces à vivre. Les toiles ont donc été peu à peu recouvertes de patines diverses au point d’être difficilement reconnaissables.

     La dernière propriétaire des oeuvres, qui se trouve être de ma famille, a voulu faire procéder au nettoyage d’un des tableaux « protestants » de Louis Caradec. Elle a choisi le numéro 4, « Corentin lit la Bible ». Le résultat est impressionnant !

     C’est l’une des rares figurations de l’évangélisation rurale protestante du XIXe siècle conservées aujourd’hui…

"Corentin lit la Bible", de Louis Caradec.

« Corentin lit la Bible », de Louis Caradec. Fonds privé. Tous droits de reproduction réservés.

 Des documents associés

      Je présente ici à la fois la reproduction de cette toile, la gravure associée, ainsi que deux commentaires du pasteur Guillaume Le Coat sur cette oeuvre.

Lithographie : "Corentin lit la Bible", par Louis Caradec

Lithographie : « Corentin lit la Bible », par Louis Caradec

     La scène se passe dans un intérieur rural breton. Un jeune homme nommé Corentin, récent converti au protestantisme, essaie sans succès de faire partager sa foi à ses proches. La mission de Trémel a voulu voir dans la série de tableaux une « allégorie à la vie de G. Lecoat », mais elle serait assez éloignée de la réalité. Le prénom, les costumes sont plutôt cornouaillais, alors que le pasteur baptiste était trégorrois. Les circonstances de la conversion sont différentes. La mère de Guillaume Le Coat était une institutrice au service de la mission protestante galloise, et le jeune homme était loin d’être isolé quand il s’est tourné vers le protestantisme. Quelques-uns de ses amis et de ses proches l’ont accompagné et sont devenus colporteurs ou évangélistes, comme François Le Quéré ou Yves Le Pape. L’allégorie se résumerait au parcours d’un jeune converti, Guillaume alias Corentin, appelé à devenir pasteur.

     Autre problème, la lithographie n’est absolument pas une reproduction du tableau. Si le sens de l’oeuvre est le même, bien des détails changent : un adulte du tableau a été remplacé par un enfant sur la gravure où le mobilier est absent. La coiffe de la mère a changé. Du coup, on ne peut évacuer l’hypothèse que les séries datent de périodes assez différentes, et que même les gravures seraient antérieures aux tableaux. Mais l’observation générale que les gravures de Louis Caradec présentent des versions simplifiées des tableaux plaide néanmoins pour le contraire.

     Le premier commentaire est resté à l’état de manuscrit dans les papiers de Guillaume Le Coat et date de 1888, année de la mort de louis Caradec et donc de l’héritage des oeuvres par Le pasteur de Trémel. Ce dernier décrit sobrement la scène :

     « [Corentin ) lit la Bible dans sa famille. Son vieux grand-père dépose sa pipe et l’écoute attentivement. Son père, sa mère, et quelques voisins semblent aussi prêter l’oreille à sa lecture ; mais son frère se moque de lui et ses soeurs rient. Ici, l’intérieur breton est plus détaillé : jeux des enfants, chat, chien  et portrait d’un saint patron de la maison. Son père enfin lui dit : « tout ce qui tu dis, mon fils, est très bien, mais nous n’avons pas de temps pour faire cela, et que dirait le prêtre ? Si tu te donnes à l’étude de ces choses, ne reviens plus ici ». De nouveau, la voix mystérieuse se fit entendre : « Si quelqu’un, dit Jésus, veut venir après moi, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive » (Matthieu 16, 22) »[1].

 Le texte du Trémélois

      Le deuxième commentaire a été publié dans le Trémélois, le journal de Le Coat, en même temps que la gravure, en 1889. La description est plus détaillée, et le récit prend même un tour dramatique, dans la mesure où il évoque la sanction qui ne tarde pas à frapper le jeune Corentin, chassé par les siens pour s’être converti. La pression du clergé évoquée par Lecoat n’est pas du tout un produit du discours anticlérical caractéristique du pasteur baptiste. Je me contenterai de faire remarquer qu’au cours de mes recherches sur les protestants bretons du XIXe siècle, j’ai croisé nombre de meuniers, de forgerons et autres sabotiers convertis, mais rarement des fermiers qui aient pu rester sur leur  exploitation !

     « On vient de terminer le repas de midi chez Corentin, et hommes et femmes se disposent à retourner aux rudes travaux des champs, car c’est l’époque de semailles, lorsque celui-ci demande à son père la permission de lire quelques paroles dans le grand livre qu’il avait souvent vu, mais qu’il n’avait ouvert que dernièrement. Le père y consentit et Corentin commença ainsi : « Dieu a tellement aimé le monde, qu’il a donné son fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. Car Dieu n’a point envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais afin que le monde soit sauvé par lui. Celui qui croit en lui n’est point condamné, mais celui qui ne croit point est déjà condamné, parce qu’il n’a pas cru au nom du fils unique de Dieu. Et la cause de cette condamnation, c’est que la lumière est venue dans le monde et que les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises. Car quiconque fait le mal hait la lumière, et ne vient point à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient reprises. Mais celui qui agit selon la vérité, vient à la lumière afin que ses œuvres soient manifestées, parce qu’elles sont faites en Dieu  (Évangile, selon St-Jean 3, 16.).

     Ici Corentin s’arrêta et, s’adressant à son père de la manière, la plus respectueuse, il lui demanda ce qu’il pensait de ces paroles.

     Le père lui répondit :

     – C’est aux prêtres à nous expliquer et à nous lire de telles choses, et pas à toi.

    – Mais, cher père, répliqua Corentin, j’ai vu hier soir dans ce même livre et dans le chapitre V, verset 39 de l’Évangile, dont nous avons lu quelques versets, que Jésus recommande à tous de lire sa Parole « Sondez les Écritures, dit-il, parce qu’en elles vous croyez avoir la vie éternelle, et ce sont elles qui rendent témoignage de moi. »

     — Tu sais, Corentin, que les prêtres nous disent que nous n’avons pas le droit d’interpréter les Écritures à notre manière, et que nous devons obéir à l’Église, tout à fait en aveugle.

     – Oui, cher père, mais puisque Dieu nous a donné la raison et l’intelligence, c’est évidemment pour que nous en fassions usage : non seulement dans les choses temporelles, qui. ne sont que pour cette vie; mais surtout dans les choses spirituelles qui sont pour l’éternité. Or, dans un petit traité, que j’ai reçu hier, j’ai lu que la Bible est la révélation  de  Dieu  à l’homme, qu’elle est la Parole de Dieu, et que cette parole consume le mensonge, l’égoïsme, l’incrédulité et le péché ; qu’elle éclaire notre esprit, au sujet des vérités du salut, et qu’elle embrase notre cœur d’amour pour Dieu. Si cela est ainsi, comme je le crois, nous avons non seulement le droit de lire ce livre, mais le devoir, n’importe ce que diraient tous les prêtres du monde »

      — Tu déraisonnes, mon fils, hâtons-nous de retourner à notre ouvrage ; car si notre curé entendait que tu tiens un tel langage, il nous ferait chasser de notre ferme, et nous serions l’une des  plus malheureuses familles de la paroisse.   

     Ici, le frère de Corentin et quelques-uns de ses autres parents se moquèrent de lui ; et, deux heures plus tard, son père fut appelé au presbytère, où le prêtre, mis au courant des paroles du fils, lui ordonna de le chasser de la maison paternelle. En rentrant chez lui, le soir, Corentin trouva sa Bible enlevée et brûlée par le prêtre. Quand tous les journaliers se furent retirés, son père l’appela et lui dit que, le lendemain, il fallait absolument quitter la maison, ou obéir à M. le Recteur.

     Corentin répondit respectueusement à son père que cela lui faisait de la peine de quitter ses parents qu’il aimerait et respecterait toujours, mais qu’il valait mieux obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, et que Dieu prendrait soin de lui. Il passa la nuit en prières, et le lendemain matin, il lui revint à la mémoire ces paroles de Jésus : « je suis le chemin, la vérité et la vie, nul ne vient au Père que par moi (Jean XIV, 6). Il n’est personne qui ait laissé une maison, ou des parents, ou des frères, ou une femme, ou des enfants pour le royaume de Dieu, qui ne reçoive beaucoup plus en ce siècle, et dans celui à venir la vie éternelle« . (Mathieu XIX, 29)[2].

      Quelques mots encore sur les deux représentations graphiques. Un spécialiste du costume breton pourrait peut-être identifier les coiffes et localiser, voire dater la scène. J’attends une telle contribution dont je suis incapable. Il me semble que la coiffe de la mère évoque la région de Châteaulin, mais je peux me tromper.

     Autre élément intéressant, le tableau en couleur évoque une certaine modernité dans son ameublement : horloge comtoise, bahut et vaisselier. Nous ne sommes pas tout-à-fait en bas de l’échelle sociale. Ces meubles nous situeraient plutôt dans les années 1870 ou 80, et dateraient le tableau de la fin de la vie de Louis Caradec.

     Dernière énigme, celle des instruments de cuisine éparpillés devant la cheminée, ainsi que les divers débris qui jonchent le sol. Je ne peux m’empêcher de penser que Louis Caradec, connu pour être un fin observateur des travers humains, décoche peut-être là une sorte de pique contre cette famille « bien-pensante ». Y aurait-il un problème d’alcoolisme dans cette maison dont Corentin va s’échapper ?

 Jean-Yves Carluer


[1] Fonds privé, recueil de correspondance de Guillaume Le Coat (1887-1889), mémorandum d’octobre 1888, fo 387-388, « Les six tableaux de M. Caradec. Allégorie à la vie de G. Lecoat ».

[2] Le Trémélois, 25 avril 1889, pp. 4-6.

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