Troubles ou Persécution ?
A dater de l’année 1559, l’Église réformée de Rennes entre dans une période de sérieuses difficultés. Elle est sortie peu à peu d’une certaine clandestinité qui la protégeait relativement. Elle s’est organisée, dotée de pasteurs, et a commencé à célébrer des offices a priori discrets mais qui ne tardent pas à attirer l’attention.
Au même moment, le contexte national s’est brusquement tendu. Le roi Henri II qui était engagé dans une politique de répression du calvinisme est décédé lors du malencontreux tournoi du 10 juillet 1559. Son fils aîné, le jeune François II, s’appuie sur le parti des Guises, décidés à extirper le protestantisme. Quelques mois plus tard, l’épisode de la Conjuration d’Amboise (16 mars 1560) et sa sanglante répression contribuent à radicaliser les opinions : les guerres de religion commencent.
Pourtant, la communauté naissante de Rennes, tout comme ses soeurs de Vitré ou de Nantes, échappe à un anéantissement programmé. Mais de véritables pogroms déclenchés dans la ville contre les personnes et les demeures connues comme calvinistes se succèdent mois après mois. Nous en verrons le détail dans un prochain article.
Comment en est-on arrivé là ?
Le pouvoir central, c’est-à-dire la Cour et les Guise, a pris des mesures d’éradication totale du protestantisme depuis novembre 1559 : exécution des « hérétiques » et même de ceux qui leur donneront asile, démolition des châteaux où ils auraient été accueillis… Mais ce même pouvoir n’est capable d’appliquer ce programme que dans les territoires qu’il contrôle directement, comme à Paris où le conseiller Anne du Bourg est pendu puis brûlé le 23 décembre.
Mais il en va tout autrement dans beaucoup de provinces. Un certain nombre de territoires sont déjà sous le contrôle des Réformés. Dans l’essentiel du pays, par exemple en Bretagne, le politique de la Cour doit passer par le filtre des gouverneurs, qui sont largement autonomes. C’est également le statut des diverses autorités locales, en particulier les corps de ville et les municipalités. Il en va de même des officiers de justice. La Bretagne, est, selon la terminologie d’alors, un pays d’État où la législation royale doit être enregistrée, c’est-à-dire acceptée localement avant d’être appliquée.
En cette époque troublée, les instances dirigeantes de notre province sont hésitantes : elles sont divisées, puisque nombre de magistrats et d’officiers sont huguenots. Beaucoup de responsables restés catholiques sont déchirés, ne serait-ce que dans leurs liens familiaux : deux des belles-soeurs du gouverneur de Bretagne, le duc d’Étampes, sont calvinistes, ainsi, peut-être, que sa propre épouse. Un des lieutenants généraux de la province, le sieur de la Hunaudaye, est le beau-père d’Henri 1er de Royan. Enfin, la prudence commande aux dirigeants locaux d’être attentistes : le tiers de la haute noblesse d’alors, à commencer par les princes de sang, serait passée à la Réforme et nul ne sait encore comment les choses vont tourner. Dans ces conditions, il vaut mieux continuer à privilégier les solidarités existantes : la cohésion des lignages aristocratiques, l’entraide villageoise, la coopération des bourgeoisies urbaines.
Ce choix s’impose d’autant plus aux élites bretonnes que les protestants sont peu nombreux dans la province, même s’ils sont particulièrement bien représentés dans la noblesse. Dans les cités, les huguenots sont trop peu nombreux pour inquiéter. C’est à Vitré que les bourgeois réformés sont en nombre, quoique minoritaires. Mais cette ville est un domaine seigneurial, et le seigneur est protestant. A Nantes, selon l’estimation de l’historienne Elisabeth Tingle que j’estime assez optimiste, ils auraient formé jusqu’à plus de 5% de la population[1]. A Rennes, ils ne sont que quelques dizaines, ce qui doit correspondre à un ou deux millièmes du total des habitants. Les plus notables d’entre eux sont bien connus, mais les magistrats locaux ferment les yeux. Leur présence ne semble pas trop inquiéter les évêques eux-mêmes. Celui de Rennes, Bernardin Bochetel, ne réside pas dans son diocèse. Nommé en 1558, il prend possession de son archevéché en 1561 seulement, et cela par procureur interposé : il est trop occupé par son travail dans la diplomatie royale, puisqu’il est une sorte de ministre des affaires étrangères du royaume.
Les huguenots de Rennes, comme leurs coreligionnaires des villes bretonnes, se gardent bien d’alimenter toute hostilité et ne recourent en aucun cas à ce que Denis Crouzet a appelé la « violence démonstratrice », attaque de prêtres ou iconoclasme[2]. Du coup, leurs adversaires, qui semblent se réduire dans un premier temps à quelques moines et chanoines particulièrement intransigeants, ne peuvent déclencher de répression officielle contre les premiers calvinistes de la ville. Ils recourent donc à des actions indirectes qui consistent à essayer de soulever les classes populaires et déclencher des émeutes dont ils espèrent qu’elles dégénèreront en pogroms anti-protestants. La ville est le seul espace où cette stratégie est possible. Dans les quelques campagnes tenues par des seigneurs calvinistes, ce serait trop dangereux.
Mais la stratégie d’émeutes urbaines n’est pas sans risques non plus, car les pouvoirs municipaux et les magistrats ont horreur des désordres, et les meneurs peuvent en payer les conséquences. En face, justement, la plupart des protestants bretons recourent au légalisme : ils font appel de leurs malheurs devant les autorités administratives et judiciaires locales ou provinciales, plutôt que de se faire justice eux-mêmes de façon violente. Malgré tout, la multiplication des émeutes freine toute expansion du calvinisme à l’intérieur des cités.
[1] Elisabeth C. Tingle, Authority and society in Nantes during the French wars of religion, 1559-98, Manchester University Press, 2006.
[2] Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, Champ Vallon, 1990.