La Bible en breton pour les saisonniers de Jersey
D’après la mémoire orale de l’île, l’essor de la culture des pommes de terre primeur de Jersey daterait de la fin des années 1880. La production passe par un maximum de 67.000 tonnes au cours de la décennie suivante et devient la principale activité agricole de l’île, immédiatement exportée vers Londres et les grandes cités britanniques. Ce tubercule est encore aujourd’hui protégé par un dispositif d’appellation contrôlée, tout comme les grands vins, et à l’exemple, chez nous, des pommes de terre de Noirmoutier ou de l’Île de Batz. Le goût iodé caractéristique des primeurs des îles de la Manche leur vient de l’engrais traditionnel en ces lieux, les algues ou varechs que les paysans locaux étendent sur leurs terres pendant l’hiver. L’autre atout des agriculteurs locaux a été de planter une variété particulièrement productive et savoureuse, la Jersey Royal. Semées dès la fin des gelées, sur les pentes aux sud des îles, les pommes de terre primeurs sont récoltées à peine mûres, deux mois plus tard pour les plus précoces. La saison est donc particulièrement courte et le travail est intense, d’autant que la récolte et tout les soins se faisaient à la main. Traditionnellement, les enfants étaient autorisés à manquer l’école ces semaines-là.
Très vite, pour répondre aux besoins en main d’oeuvre, on fit appel à des travailleurs immigrés. On fait encore appel aujourd’hui à des ouvriers polonais. Auparavant, c’étaient les Bretons qui partaient s’engager le temps d’une « saison » à Jersey. Ils étaient originaires de la « ceinture dorée » de la Bretagne, qui se spécialisait également dans les cultures maraichères, de Roscoff à Saint-Malo, en passant par Saint-Brieuc. Ces migrants venaient le plus souvent du département des Côtes-du-Nord, le plus pauvre de France, qui alimentait également l’exode vers Le Havre et Paris. Une saison à Jersey ne changeait pas beaucoup les habitudes et permettait de compléter judicieusement son revenu1.
Les Jersiais accueillirent avec circonspection ces nouveaux venus dont ils avaient besoin. Les habitants des Îles de la Manche étaient de confession protestante, influencés par le Calvinisme dès les premiers temps de la Réforme, ce qui s’était accentué à la faveur des liens qui s’étaient maintenus avec les Calvinistes bretons et surtout normands. Jersey et Guernesey étaient ensuite devenus au cours du XVIIIe siècle de solides bases pour le méthodisme en Europe, et des escales toutes trouvées pour les futurs missionnaires venus du Pays-de-Galles2.
Ces liens maintenus avec les Îles expliquent que la Mission Évangélique Bretonne, de Trémel, se soit immédiatement préoccupée du sort matériel et spirituel des saisonniers des Côtes-d’Armor à Jersey. Le pasteur Guillaume Le Coat, qui faisait régulièrement escale dans l’île, vit immédiatement le parti qu’il pouvait tirer de cette nombreuse présence de journaliers bas-Bretons sans leurs curés sur une terre largement évangélique.
Il suscita la création d’une mission d’évangélisation locale, qu’il confia à ses amis méthodistes de Jersey, aidés par un évangéliste bretonnant détaché chaque printemps depuis l’œuvre de Trémel. Le premier d’entre eux a été Jean-Baptiste Guillou, le second, Guillaume Le Quéré.
Voici le premier rapport imprimé, rédigé par le pasteur David Gavey, de Saint-Hélier, qui présidait ce comité. Il a paru en 1889 dans le journal Le Trémélois :
« On m’a prié de vous écrire quelques lignes pour servir de préface au rapport qui vous a été envoyé sur l’œuvre de la Mission Bretonne à Jersey. […]
Il y a déjà quatre ou cinq ans que certains amis zélés pour la gloire de Dieu et l’avancement de son règne ont commencé, chacun à son propre compte, à travailler de son mieux parmi les Bretons qui nous visitent chaque année pendant la saison des pommes de terre, pour leur parler du salut de leur âme, en leur distribuant la Parole de Dieu.
A mesure que les années se sont écoulées, nous avons vu la nécessité de nous grouper en corps responsable, pour pousser d’une manière uniforme cette œuvre en avant : ce qui a été fait, il y a déjà deux ans. Durant l’année 1888, de 3 à 4000 Bretons ont débarqué dans notre île. Leur nombre était si grand que beaucoup d’entre eux ne pouvant trouver de l’emploi, restèrent sans abri et sans pain ; en sorte que les autorités de la ville de St-Hélier durent mettre le champ de foire à bétail à leur disposition. On leur fournit de la paille, sur laquelle couchèrent plus de 2000 d’entre eux, dans le courant de huit jours. Il y en avait 722, rien que dans une soute nuit.
Pour éviter le retour de pareilles choses, nos États ont vu la nécessité de publier cette année un arrêté, déclarant que toute personne débarquée dans l’île sans papiers attestant sa moralité, sa santé et n’ayant pas les moyens de déposer six francs entre les mains du maître du port, serait obligée de quitter l’île, et que le bateau qui l’y aurait apportée serait obligé de la retourner à ses frais. Cet arrêté a considérablement diminué le nombre de ceux qui nous sont venus cette année. Le total en a été de 2150. L’argent qu’ils ont déposé en entrant dans les mains du maître du port, leur a été rendu à leur retour en Bretagne.
L’œuvre que nous avons commencée parmi eux devient de plus en plus intéressante ; car beaucoup d’entre eux ont un ardent désir de connaître l’Évangile dans toute sa simplicité ; c’est une véritable joie pour tous ceux qui s’intéressent à leur bien être spirituel de voir avec quel entrain ils prennent part au chant des cantiques, et l’attention soutenue qu’ils manifestent quand des amis chrétiens leur prêchent l’Évangile dans leur langue, surtout lorsqu’ils entendent notre ami Jean-Baptiste Guillou, qui se dévoue à cette Mission avec un zèle vraiment touchant.
La Mission Bretonne à Jersey est une œuvre vraiment bénie. Je n’ai nul doute à cet égard, et tous ceux qui prennent part à cette œuvre y trouvent de la joie, du contentement d’esprit et demandent ardemment à Dieu de bénir l’œuvre de leurs mains.
La saison terminée, on a convoqué une réunion des souscripteurs et amis, le mardi soir 31 juillet, dans la salle d’école de la Grande Chapelle de Grove-place, où le rapport a été lu et ou plusieurs personnes prirent la parole, particulièrement notre cher frère et ami, M. Guillou. Quand la réunion a été terminée, plusieurs sont allés serrer la main de ce frère et lui dire au revoir.
Cette réunion a été bien touchante et le lendemain 1er Août, une cinquantaine d’amis accompagnèrent notre évangéliste breton au bateau où il prit place pour St-Brieuc. On chanta un cantique avant son départ et quelques amis recommandèrent notre frère à la protection de celui qui dirige les flots.
Que Dieu veuille bénir maintenant tous ceux qui sèment et ceux qui moissonnent et qu’il les fasse se rencontrer bientôt dans la cité céleste, pour jouir de la félicité éternelle ».
David Gavet, 103, Rouge Bouillon, Saint-Hélier.
1 Michel Monteil, « Les relations entre la France et les îles anglo-normandes de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle. Un épisode majeur : l’immigration française à Jersey de 1850 à 1950 », Ruralia, 2001.
2Mathieu Lelièvre, Histoire du méthodisme dans les Îles de la Manche, Librairie Évangélique,1885, 580 p.