Séduire une enfant protestante au temps de l’Édit de Nantes -1

L’affaire Esther Legges.

     De toutes les injustices dont souffrirent les huguenots bretons durant cette période, les plus pénibles furent certainement celles qui touchaient à leurs enfants. Les autorités catholiques se pensaient autorisés à cette époque à utiliser tous les moyens possibles pour arracher les jeunes huguenots à leurs parents. Quelques-unes de ces douloureuses affaires concernèrent la province. Ce qui nous semble aujourd’hui scandaleux ne choquait pas en ce premier XVIIe siècle qui voyaient encore s’affronter les polémistes catholiques et réformés à propos d’enfants enlevés à leurs parents sous la pression du clergé et des autorités civiles.

     Les cas sont heureusement assez rares en Bretagne, du moins avant la Révocation de 1685. Ces affaires semblent avoir été beaucoup plus fréquentes en Normandie. Nous essayerons d’en examiner les causes.

     Une affaire très caractéristique eut lieu en 1617-1619 à Saint-Malo où résidait une famille huguenote à la fois britannique et vitréenne, les Legges ou Leggle. Nous possédons aujourd’hui une documentation explicite sur les faits, due essentiellement à des sources catholiques. Cet ouvrage majeur sur ce qui nous préoccupe est un imprimé rédigé par un certain Jacques Doremet, prêtre et chanoine de Saint-Malo, ancien secrétaire de l’évêque Jean du Bec : « Histoire de la vie admirable d’Esther Legges, jeune fille catholique, née de père et de mère calvinistes à Saint-Malo et décédée à l’âge de neuf ans et neuf mois » Le livre, conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal, à Paris, était connu de Benjamin Vaurigaud et a été exploité un plus récemment par l’éminent chartiste Frédéric Joüon des Longrais (1892-1975), archiviste-paléographe1.

    Richard Legges, le père, était un marchand guernesiais qui résidait dans la cité corsaire, fenêtre maritime de la cité drapière de Vitré. Il avait épousé le 19 octobre 1608 Rachel Lemoyne, d’une grande famille huguenote de la ville. On peut supputer que l’activité essentielle de Richard Legges était celle d’un mandataire ou d’un courtier dans la commercialisation des toiles de Vitré qui s’exportaient alors en grande quantité de l’autre côté de la Manche. Tout à son commerce, notre homme n’avait pas saisi le danger de faire résider sa famille dans une cité épiscopale. Il aurait pu la domicilier à Plouër-sur-Rance, où se trouvaient le temple et nombre d’autres huguenots, sous la protection du baron Amaury de La Moussaye. Mais cela aurait occasionné, il est vrai, des déplacements répétés.

     Il ne semble pas que Richard Legges ait été, contrairement à son épouse, un huguenot très zélé. D’autres membres de sa familles s’étaient fixés à l’ombre de la cathédrale et s’y étaient mariés. Un certain Pierre de Leggues y avait été notaire royal en 1554.

     La jeune Esther, né le 15 octobre 1610, dont le baptême est mentionné dans le registre protestant de Vitré, avait un frère, Richard. La descendance de ce garçon et ses liens avec la bourgeoisie protestante de la ville attestent que ce dernier conserva la foi de sa mère.

Cathédrale Saint-Vincent par Jean-Yves Carluer

Saint-Malo. Les voutes et les vitraux de la cathédrale Saint-Vincent

     Esther, malgré son très jeune âge et son apparence « frêle et maladive », semble avoir attiré l’attention par une intelligence précoce et une certaine indépendance d’esprit. S’il faut croire Frédéric Joüon des Longrais, qui suit la relation de Jean Doremet sans prendre beaucoup de distance, « la ville entière conspira d’instinct pour soutenir la petite Esther dans sa lutte contre la volonté de ses parents2. La demoiselle semble alors avoir eu seulement 6 ou 7 ans à l’époque !

     Henriette d’Orléans, marquise de Coëtquen, l’épouse du gouverneur, « daignait l’arrêter sous le porche de la cathédrale pour l’interroger », la mère de l’évêque « la comblait de médailles et de pieuses images …Les plus riches bourgeoises ou ses tantes catholiques remplaçant ses livres de prière »… Pour Jacques Doremet, l’influence essentielle venait des jeunes filles de son âge. La jeune Esther les suivait volontiers aux services de la cathédrale et des autres chapelles de la ville.

     La mère de famille, de plus en plus inquiète de l’évolution de son enfant, alterna menaces et séduction, lui promettant « une belle robe » si elle voulait aller au prêche de Plouër. Esther, du haut de ses 8 ans, semblait de plus en plus attirée par le catholicisme. Là dessus, elle mourut le 15 juillet 1620.

     Les parents et d’autres protestants de la ville se hâtèrent d’enlever son corps pour le conduire dans une embarcation au cimetière protestant de Plouër. L’affaire ne faisait que commencer.

(A suivre…)

Jean-Yves Carluer

1 Frédéric Joüon Des Longrais,  Jacques Doremet, sa vie et ses ouvrages, avec de nouvelles recherches sur les premières impressions malouines, De l’Antiquité d’Aleth, ensemble de la ville de S. Malo, réimprimée sur l’exemplaire unique de 1628. La Cane de Montfort, du P. Barleuf, précédée d’une Notice sur la cane de Montfort, etc, J. Plihon et L Hervé, 1894.

2 Frédéric Joüon Des Longrais, Op. Cit., p. 59.