Brest 1832 : la rencontre d’un pasteur évangélique et d’un maire anticlérical
Joseph Marie de Kerros était de nouveau maire de Brest depuis la fin de l’été 1830. De nouveau, car la Révolution des Trois Glorieuses lui avait redonné une charge qu’il avait déjà portée entre 1821 et 1823, au début de la Restauration. Le France était alors en pleine réaffirmation religieuse, les Bourbons s’appuyant sur le clergé catholique pour essayer de faire oublier l’héritage de Voltaire et Rousseau. Mais ce programme est loin de convenir aux Brestois d’alors, tout au moins à la fraction la plus politisée de la ville : en ce début des années 1820, Brest est « la ville la plus anticléricale de France », selon l’expression de l’historien Yves Le Gallo, le spécialiste incontesté de cette période en Bretagne. Officiers de Marine, ouvriers de l’arsenal ou négociants locaux sont réfractaires aux diverses missions de reconquête confiées aux prédicateurs des congrégations. Le grand amusement local est de saboter de toutes les manières possibles la procession du Saint-Sacrement quand elle sort de l’église Saint-Louis. De véritables affrontements ont éclaté lors de la mission des Jésuites en 1819, renouvelés les années suivantes. Le gouvernement sévit. Un des meneurs, Édouard Corbière, est condamné en cours d’assises. Les sanctions s’abattent également sur la municipalité jugée complice. Joseph Kerros est provisoirement épargné, mais est finalement révoqué en 1823 à l’occasion de nouvelles émeutes qui opposèrent, cette fois, les Brestois aux soldats régiments royaux suisses de la garnison. La nomination à la cure de Saint-Louis de Joseph-Marie Graveran, homme énergique, futur prélat et député, n’apaisa pas le climat lors des années suivantes.
La Révolution de 1830 remit à son poste un maire qui n’avait rien perdu de sa fougue voltairienne. Joseph Kerros fit enlever cette année-là la croix élevée lors de la mission, et le général commandant la subdivision de Brest interdit aux troupes de s’assembler en corps pour entendre la messe[1] . Mais les processions de la Fête-Dieu avaient repris et pouvaient sortir de Saint-Louis, année après année.
Le 21 avril 1832, quand le pasteur Achille Le Fourdrey pénètre dans le bureau du maire de Brest, se doute-t-il que le culte protestant représente une carte politique inédite dans le jeu de la municipalité de la ville ?
Depuis plusieurs années déjà, le consul du Royaume-Uni, Anthony Perrier, cherchait à organiser la petite communauté protestante qui résidait à Brest. Elle regroupait quelques dizaines de personnes : des commerçants originaires des Grisons, quelques fonctionnaires ou négociants réformés ou luthériens, des épouses ramenées des Îles britanniques par des officiers de Marine. Le représentant britannique multipliait les efforts pour obtenir à la fois pasteur et ouverture d’un lieu de culte.
Comment prit-il contact avec Achille Le Fourdrey ? La mise en relation se fit très probablement au sein des réseaux méthodistes des Îles de la Manche. Nous présentons ailleurs sur ce site une courte biographie d’Achille Le Fourdrey. Ce dernier avait toutes les qualités nécessaires pour réussir cette mission : une foi enthousiaste, une formation théologique solide, un bagage juridique hérité de ses études d’avocat, une petite aisance financière venue de sa belle-famille britannique [2] . « Le frère Le Fourdrey est plein d’activité et en même temps d’habileté« , estimaient ses collègues de tendance évangélique [3] . Mais c’est là également que se situe en 1832 le handicap du pasteur. Il est à peu près inconnu des responsables protestants français, il n’est pas passé par les facultés de théologie officielles de Montauban ou Strasbourg. Il est mandaté par la Société Continentale, organisme britannique qui veut propager le « Réveil » protestant en Europe, ce qui indispose les consistoires officiels qui sont généralement marqués par la théologie libérale. Achille Le Fourdrey, malgré un patronyme bas-breton et une naissance dans le Cotentin, pouvait passer pour un agent de l’Angleterre, ce qui était le pire cas de figure dans une ville comme Brest, même si les efforts d’Anthony Perrier, de plus en plus populaire dans la ville, tendent à y promouvoir une Entente cordiale.
Le jeune pasteur accepta le défi. C’était un pari difficile, mais il fut gagné. Des protestants aisés des milieux parisiens du Réveil, qui allaient constituer bientôt la Société Evangélique de France, avaient promis leur appui au jeune pasteur et prirent en charge son salaire jusqu’à ce qu’il puisse recevoir un soutien financier local [4].
Achille Le Fourdrey demanda rendez-vous au maire de Brest et se présenta comme « prédicateur du Saint Évangile » [5]. L’expression utilisée indiquait nettement que le Ministre du culte ne pouvait prétendre au titre de pasteur concordataire et que sa venue sur les rives de la Penfeld était le fruit d’une initiative privée. Il assurait les autorités publiques de son intention « de ne jamais s’écarter dans sa conduite et dans ses discours du respect et de la soumission que l’on doit au gouvernement et aux lois du Royaume« .
Joseph Kerros reçut chaleureusement le pasteur. Il lui proposa même, à sa grande stupéfaction, de lui trouver un local et de lui accorder un salaire pris sur le budget municipal ! Le maire avait quelques arrière-pensées en tête. Nous le verrons bientôt. Achille Le Fourdrey avait l’esprit trop fin pour ne pas se rendre compte que la proposition généreuse qui lui était faite cachait sans doute une manipulation. Mais, comment faire la fine bouche ? L’Église réformée de Brest pouvait naître !
(A suivre)
1 Y. Le Gallo, Brest et sa bourgeoisie sous la Monarchie de Juillet, Presses universitaires de France, 1968, t. I, p. 345-354.
2 Achille Le Fourdrey fit ses études de droit à Caen, et après son appel au ministère étudia la théologie à Londres auprès de J. Pye Smith, puis fut consacré en Angleterre : le caractère « méthodiste » du pasteur ne pouvait être plus marqué.
3 Bibliothèque du protestantisme français, Correspondance fraternelle, dite Frontin, 10 juin 1835.
4 Le Bulletin Évangélique de Basse-Bretagne (B.E.B.B.) écrivait en mars 1855 sous la signature du pasteur Williams : »Il fut envoyé à Brest par la Société Evangélique de France, qui était à la veille de son organisation. Il fut employé et entretenu par cette société jusqu’à ce que l’Eglise de Brest fût reconnue par l’Etat ». L’appartenance du pasteur à la Société Evangélique de France (SEF) n’apparaît pas dans les rapports officiels de cet organisme. Le pasteur ne lui était déjà plus à charge lors de sa constitution officielle en avril 1833. D’après Jean Baubérot, la S.E.F. fut en gestation tout au long de l’année 1832 et prit la succession de la Société Continentale alors en difficulté du fait de la crise irvingienne. L’existence d’un comité de soutien parisien informel est attestée par un texte des protestants brestois daté du 12 mai 1835, conservé aux Archives du Finistère, et qui retrace les premiers pas de l’oeuvre : « d’après le vif désir manifesté par quelques-uns… par une correspondance avec des coreligionnaires de Paris, un ministre se rendit au milieu d’eux » (A.D. du Finistère, 3 V 5).
5 Archives départementales du Finistère, 3 V 6