Eugène Filhol à Rennes (1834-1836), le temps de l’espoir…
C’est très probablement Achille Le Fourdrey, pasteur à Brest et organisateur du regroupement des protestants dans les villes de Bretagne, qui convainquit la Société Évangélique de France (SEF) de détacher un évangéliste à Rennes. Cette société était de création récente, puisqu’elle avait été fondée en 1831, au moment où le changement de régime politique en France laissait entrevoir le développement des libertés. Subventionnée par des donateurs privés marqués par la théologie du Réveil, elle présente une orientation résolument évangélique. Cela lui attirait quelques conflits avec les pasteurs dits « libéraux » des vieilles régions protestantes qui étaient restés attachés au relativisme religieux hérité du Siècle des Lumières. Ce n’était d’ailleurs pas le cas en Bretagne. Le pasteur de Nantes, Rosselet, tout comme son successeur Vaurigaud, était partisan du « Réveil ». Il en allait également de Le Fourdrey, lui-même ancien agent de la Société Évangélique de France, alors en formation.
Louis Eugène Filhol (1808-1880) arriva à Rennes au cours de l’été 1834. C’était un jeune pasteur, alors âgé de 26 ans. Originaire d’Annonay, il avait terminé ses études de théologie à Genève puis Strasbourg et avait déjà été brièvement employé par la SEF à Nancy. Il réalisa après son passage à Rennes une fructueuse carrière pastorale qui le mena à Lille (1843), Bourges (1850), Bruxelles (1857) et enfin Jarnac (1870) où il prit sa retraite. Le registre des examens de la faculté de théologie de Genève ne tarit pas d’éloges sur Eugène Filhol quand il y était étudiant : « Très bon, tête active et ardente… »[1]. Notre homme avait donc toutes les qualités pour réussir à Rennes.
Mais cette première tentative se révéla décevante après un succès initial. Nous allons essayer de l’expliquer.
Nous publions ailleurs sur ce site le compte rendu de la dédicace du premier lieu de culte officiel, probablement au 10, rue de Fougères, le 11 septembre 1834. La foule est au rendez-vous, composée en majorité de catholiques, curieux de découvrir le culte réformé. « Voici une œuvre bien importante commencée sous les auspices du Seigneur »[2], constatait Achille Le Fourdrey. Mais cet intérêt retombe très vite, comme c’était généralement le cas lors de l’ouverture de nouveaux temples. Le pasteur de Brest, venu en ami, était bien conscient de cette difficulté. Un autre problème l’inquiétait d’avantage. C’était la distance théologique qui séparait Eugène Filhol de son troupeau réformé local. En cette année 1834, la plupart des chefs de famille protestants rennais étaient nés à la fin du XVIIIe siècle, avait été longtemps isolés, et ne connaissait du protestantisme qu’une version plus déiste et moralisatrice que chrétienne.
Eugène Filhol était, pour sa part, un « fils du Réveil » à la foi ardente, pour reprendre l’expression de ses formateurs de Genève. Nous n’avons conservé aucun de ses textes de prédications, mais nous savons qu’il a publié en 1869 un recueil de cantiques[3]. Le ton en est donné dès le premier hymne, « Je viens à Toi » :
« Pour nous sauver, tu parus sur la terre,
Souffrant toi-même et courbé sous le faix.
De tous nos maux tu reçus le salaire
Et dans ton sang, tu lavas nos forfaits.
Ce sang qui sort de tes veines percées,
Éteint, vainqueur, les foudres de la loi.
Il est la paix des âmes oppressées;
Je viens à Toi ; Jésus, je viens à Toi. »
Ces textes sont résolument évangéliques et centrés sur l’oeuvre de la croix[4]. L’appel à la conversion du coeur qui conclut la strophe est la réponse logique à l’amour du Christ.
La plupart des protestants de Rennes n’étaient pas sur la même longueur d’onde. Ce qu’ils avaient demandé, c’était la présence d’un pasteur au rôle identitaire qui administrerait les sacrements, assurerait les inhumations et l’instruction religieuse des enfants et que l’on écouterait de temps à autre.
Achille Le Fourdrey, qui avait rencontré la même incompréhension à Brest, avait immédiatement saisi toutes les difficultés qu’avaient les Réformés rennais à comprendre un appel à la conversion du cœur :
Quoiqu’il y ait lieu de se réjouir du zèle qu’ont montré les protestants dans cette occasion, cependant il ne faut pas se faire illusion, la tâche de notre frère est semée de difficultés. Il faudra que Dieu lui-même ouvre les cœurs pour les rendre attentifs aux déclarations de la Parole qui va leur être fidèlement prononcée. Il faudra qu’il se charge lui-même de les conduire au pied de la croix de Jésus-Christ »[5].
Une incompréhension analogue se profilait également du côté des nombreux catholiques qui assistaient par curiosité aux premiers services protestants. C’étaient soit des voltairiens venus entendre des polémiques anti-romaines, soit des catholiques libéraux curieux d’une version sans aspérités du Christianisme. Dans les deux cas, ils risquaient d’être déçus.
Or la situation du pasteur de Rennes était bien plus inconfortable que celle de son collègue de Brest, dont le poste était déjà financé par les pouvoirs publics locaux. Il se devait de constituer assez rapidement une congrégation capable de se prendre en charge sur le plan pécuniaire, car la subvention de la Société Évangélique de France n’était que provisoire. Cela supposait des engagements et des conversions…
(A suivre)
[1] Archives de Genève, Académie Gd 26, cité dans O. Fatio, éd, Genève protestante en 1831…, Labor et Fides, 1983, p. 139.
[2] Société Évangélique de France, Rapport annuel, 1835, p. 28.
[3] Eugène Filhol, Hymnes et cantiques, poésies religieuses, Paris, Meyrueis, 1869.
[4] Christocentrisme, crucicentrisme, obéissance vicariale et substitutive du Christ, conversionisme, la strophe est une confession de foi qui répond à la célèbre définition de David Bebbington.
[5] Société Évangélique de France, Rapport annuel, 1835, p. 29.