Les protestants disséminés du Morbihan en 1931
Le pasteur Edouard Bénignus (1881-1947) prit en charge l’Église réformée de Lorient de 1927 à 1933. Il succéda à Adrien Condamin. C’est alors un homme d’âge mûr, à la carrière déjà remplie. Né à Septvet (Deux-Sèvres), ce protestant poitevin était issu d’une longue lignée pastorale, véritable « famille lévitique », comme les calvinistes en ont longtemps produit. L’aïeul, colporteur à 15 ans, était venu autrefois de Suisse évangéliser les Charentes. Devenu pasteur, il réveilla la foi dans toute la région. Ses enfants et ses descendants suivirent sa trace.
L’essentiel de la carrière d’Édouard Bénignus s’était faite comme missionnaire en Nouvelle-Calédonie, à Nouméa où une rue porte encore son nom. C’est sans doute par l’intermédiaire de son frère Louis, directeur de la Société Centrale Évangélique, qu’Édouard se vit affecter au poste de Lorient qui dépendait de cet organisme. Cette paroisse bretonne était trop petite pour être financièrement autonome. La subvention de la Société Centrale permettait de supporter les frais de voyage nécessaires pour visiter les nombreux protestants disséminés du département et des environs, et tout particulièrement l’annexe de Vannes.
Edouard Bénignus se montra particulièrement actif lors de ses séjours en métropole, à Lorient puis à Angoulême où il termina sa carrière comme président de consistoire et membre actif d’un réseau de résistants.
Aujourd’hui, les archives de la paroisse de Lorient antérieures à 1944 ont presque toutes disparu. Nous possédons, fort heureusement, celles de la Société Centrale et les rapports réguliers que le pasteur breton envoyait à cet organisme. Ce qui était alors une contrainte administrative fait le miel de l’historien d’aujourd’hui. Certains de ces rapports étaient repris dans la revue mensuelle de la Société centrale, Le Journal de l’Évangélisation.
J’ai retenu, par exemple, cette relation du ministère d’Édouard Bénignus auprès des disséminés de sa paroisse en 1931-1932. Nous y verrons qu’il n’était pas facile d’être protestant dans le Morbihan à cette époque !
« C‘est dans ce milieu assez particulier et dans la ville de Lorient, que j’ai été appelé à exercer mon ministère. J’ai la charge de tout le département du Morbihan et de l’arrondissement de Quimperlé dans le Finistère (150 kilomètres sur 80). C’est une Église composée de familles protestantes d’origine, de plusieurs familles qui se sont rattachées à l’Église protestante et dont les enfants et petits-enfants sont élevés maintenant dans nos Écoles du dimanche et du jeudi. Il y eut, voici 45 ans, un mouvement vers le protestantisme, dans plusieurs familles, qui ne s’est pas continué régulièrement.
Nous avons 250 protestants et 2 agglomérations de quelque importance : Lorient et Vannes, bien différentes comme milieu et état d’esprit.
[…] Vannes [est une ] vieille ville cléricale sans industrie où tout le monde vit autour des écoles congréganistes, des couvents et des orphelinats du Père Éternel ! Nous y avons un petit noyau de commerçants, fonctionnaires, professeurs, d’origine protestante que nous avons pu regrouper ces dernières années. Très attachés à leur culte, le service mensuel est devenu bimensuel, dès que nous avons pu construire une petite chapelle en 1928.
Située à la sortie de la ville, sur une nouvelle rue assez fréquentée le dimanche, cela nous vaut la présence de quelques étrangers qui semblent satisfaits ; mais il faut un vrai courage à une famille originaire du pays pour se rattacher à nous. Un brave vieux fidèle tué d’un accident d’auto fut enterré catholique, son fils n’ayant pas voulu de mes services de peur de perdre sa place dans une maison de commerce ! J’ai vu refuser des appartements à une famille protestante simplement parce que protestante. «Votre pasteur viendrait vous voir ; nous ne voulons pas que le pasteur pénètre dans notre maison». Le trésorier de notre Église, petit épicier, a perdu plusieurs clients du jour où on a construit la chapelle sur un terrain acheté à moitié avec lui. Il est donc bien difficile de faire pénétrer l’Évangile dans un milieu si fermé, mais il est nécessaire d’entretenir la foi de ces coreligionnaires si isolés et si fidèles.
J’ai à visiter bien des familles isolées. Je puis en grouper à Pontivy et à Quimperlé et y faire un culte mensuel. Dans un petit village de la côte, un petit port de pêche (Doelan), je fus appelé à visiter une famille protestante, la seule du village, qui n’avait jamais eu de visites pastorales depuis 14 ans qu’ils étaient dans cette région. Malheureusement, le père de famille atteint de tuberculose, suite de la guerre, devait succomber un peu plus d’un an après ma première visite, ce qui me permit de venir chaque mois lui apporter les consolations de l’Évangile. Sa mort fut calme, confiante et réconfortante pour tous ceux qui y assistèrent. Ses obsèques auxquelles tout le village assista furent une occasion de faire connaître nos principes religieux.
J’ai, depuis, visité régulièrement les siens, fait l’instruction religieuse de sa fille aînée, et à la fin de l’année dernière, autour d’un arbre de Noël, nous avons pu grouper les voisins et les amis qui ont entendu ‘pour la première fois le message de Noël dans la simplicité de l’Évangile. On nous a acheté des calendriers Une parole pour tous, avec des Nouveaux Testaments, ce qui leur fournira une nourriture spirituelle inconnue jusqu’alors.
Mercredi dernier, j’ai eu le plaisir de retourner chez ces amis, accompagné de M. le pasteur Forget, conférencier de la Société Centrale1, pour donner une causerie religieuse avec projections sur l’œuvre, parmi les pêcheurs de Collioure2. Et là, dans cette maison de pêcheurs, sur la falaise, qui lui rappelait étrangement les rochers de la Méditerranée, mon collègue a pu expliquer ce qui avait transformé ce petit village. Par des exemples bien vivants, la puissance de l’Évangile a été présentée avec une force particulière et l’attention des auditeurs petits et grands ne s’est pas ralentie pendant près de deux heures. Tout le monde paraissait heureux et les brochures distribuées à la sortie pourront encore leur parler du culte en esprit et en vérité que Dieu demande à tous ceux qui veulent le servir. Que Dieu bénisse la semence qui a été jetée à pleines mains ! L’hiver prochain, nous continuerons cet effort qui peut amener quelques âmes à la vérité.
Les familles isolées sont l’objet particulier de nos soins : car il serait inutile de chercher à faire des prosélytes en négligeant nos protestants disséminés qui risquent de disparaître au milieu des catholiques. Je reste en relation par lettres, par l’envoi de notre journal d’Église, par l’envoi de quelques journaux religieux et, lors de mes visites, je leur laisse plusieurs bons livres de notre bibliothèque. Ces visites ne sont pas chose facile en raison de l’éloignement ; c’est ainsi que le mois dernier j’ai pu en deux jours visiter 5 familles et faire 300 kilomètres dans ma paroisse, ce qui vous en montrera l’étendue.
J’ai pu voir ainsi deux jeunes institutrices dans un village breton, perdu au milieu des bois ; l’une est fille d’un de mes collègues et a été ma paroissienne deux ans à Vannes ; elle a exercé une bonne influence sur son amie d’origine catholique. Elles puisent dans leur lecture biblique et leur culte en commun toutes les forces morales dont elles ont besoin pour leur œuvre d’éducatrices.
A S… c’est une vieille dame veuve, seule protestante dans un asile de vieillards que je visite depuis trois ans : à qui j’apporte des livres anglais et français. Le culte de famille que nous faisons chaque fois, le service de Sainte-Cène que je préside deux fois par an sur sa demande, apportent à notre amie quelques joies profondes qui lui font oublier son isolement et sa vieillesse.
Les grandes distances nous empêchent, en raison des frais, de faire plus pour ces amis isolés qui reçoivent avec tant de joie celui qui vient leur apporter un message de réconfort au nom de l’Évangile ».
Rapport d’Edouard Bénignus, Le Journal de l’évangélisation, 1931, p. 164-166.
1Il s’agissait du père de Robert Emmanuel Forget, qui fut pasteur à Saint-Malo-Saint-Servan aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale.
2Lors du « Réveil de Collioure », contemporain de celui de Lesconil et de Léchiagat, beaucoup de pêcheurs de ce port catalan s’étaient tournés vers la Bible.